
|
|
Les « Entretiens sur l'éducation » est un mensuel publié sans interruption depuis plus de 100 ans.
Le site www.entretiens.ch vous offre la possibilité de consulter en ligne ces extraordinaires archives parcourant/ponctuant au jour le jour l'histoire de l'éducation familiale d'un bout à l'autre du XXème siècle.
La survie de la brochure mensuelle imprimée parallèlement à la distribution virtuelle à travers le site est le garant de la poursuite de cette aventure. La rédaction est assurée de façon bénévole par un groupe de parents passionnés par la réflexion et l'écriture autour du vécu familial. Les frais d'impression du journal et la gestion du site (100 000 pages demandées par mois??)....30.- par an (20€).
En dehors du grand intérêt pour vous de cette matière exceptionnelle, que vous soyez jeune parent, chercheur dans une université ou simplement intéressé par l'évolution des comportements humains, votre soutien par l'intermédiaire d'un abonnement nous est indispensable.
Pour les pays lointains et si vous ne désirez pas profiter de la version papier, un abonnement sous forme de pdf est accessible au même prix annuel de CHF 30. Il vous donne un accès complet aux archives
L'Education des Sens
Nous entendons le mot sens dans sa signification ordinaire et primitive: nous avons bien l'intention de parler de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût, du toucher.
On donne le nom de sens aux divers moyens que nous avons de nous mettre en communication avec le monde extérieur. Nous avons pour cela différents organes et un système nerveux qui reçoivent certaines impressions, très variées, très délicates quelquefois, et un cerveau qui les enregistre et les utilise soit directement et volontairement, soit d'une manière mécanique et plus ou moins inconsciente, c'est-à-dire au moyen de mouvements réflexes ou instinctifs.
L'importance des sens, pris dans leur ensemble, est donc extrême, bien qu'elle varie à vrai dire d'un sens à l'autre, la vue, le toucher ou l'ouïe étant susceptibles de nous rendre de plus grands services que l'odorat et le goût. C'est en réalité par les sens que nous vivons - parfois même pour eux - et plus les impressions qu'ils nous donnent sont nettes et puissantes, plus notre vie est intense. La perte momentanée de nos sens nous donne toutes les apparences de la mort; leur perte définitive est la mort elle-même.
... Les sens peuvent se développer chez l'adulte lorsqu'il se livre à certaines occupations, à plus forte raison peut-on les aiguiser chez l'enfant, dont tous les organes sont en croissance, dont la personnalité inachevée est malléable au plus haut point. Nous avons à faire à de petits êtres dont tous les organes sont en bon état et dont l'intelligence est normale: les yeux voient, les oreilles entendent, le nez sent, le palais goûte, l'épiderme touche, le cerveau est capable de recueillir et d'utiliser toutes ces impressions; il faut uniquement établir le courant entre lui et les sens.
Comment y parvenir ?
Par quelques moyens bien simples.
L'enfant est naturellement observateur; il n'est pas de parents qui n'en aient été frappés. Au lieu de ne prêter aucune attention à ses observations ou de lui en faire un crime, apprenons-lui au contraire à les multiplier, à les coordonner et à les utiliser. Il a le goût de la flânerie: il voit, il entend, il perçoit en un mot une multitude de phénomènes: intéressez-vous à ses observations; demandez-lui ce qu'il a vu, encouragez-le à vous questionner, répondez à ses questions et, s'il le faut, apprenez pour cela ce que vous ignorez; le profit sera pour vous autant que pour lui. Il y a une indolente flânerie qui n'est que de la paresse, il y a la distraction des esprits vides, mais il y a aussi des flâneurs qui observent, des distraits qui réfléchissent. Du jour ou vous aurez fait comprendre à votre enfant que ses flâneries et ses distractions ne sont pas des forfaits en elles-mêmes, mais qu'elles peuvent l'instruire en l'amusant, mais qu'elles vous intéressent vous-même, il se sentira porté à ouvrir tous ses sens, à les développer - à se développer par ce moyen-là.
Mais si la flânerie ne convient pas au caractère de votre enfant, soit qu'il ait la tentation d'en abuser, soit au contraire qu'elle répugne à ses goûts, vous avez d'autres moyens de mettre en éveil ses facultés d'observations. Beaucoup de jeux augmentent non seulement la vigueur musculaire, mais encore la finesse des sens, et ce sont précisément les jeux favoris de votre fils et même souvent de votre fille. Souvenez-vous avec quelle passion vous avez vous-même joué au "brigand" ou au "Robinson" ! Cette passion trouve un aliment dans les récits d'aventures que les enfants aiment tant à lire; en apprenant comment les Peaux-Rouges suivent la piste de leurs ennemis, voient les moindres détails et perçoivent les moindres bruits, la petite cervelle travaille, elle brûle d'égaler de pareils exploits dans les ébats en plein air. Encouragez de tout votre pouvoir ces tendances-là.
On peut enfin développer le goût du beau chez l'enfant, c'est-à-dire faire l'éducation de ses yeux - en lui mettant entre les mains, au lieu de jouets informes, de belles choses; son regard s'y habituera peu à peu et il finira par les apprécier.
Quel que soit votre âge, rien ne vous empêche d'apprendre à votre tour à observer, c'est-à-dire à tirer profit des perceptions de vos sens. C'est une habitude facile à acquérir que l'on soit jeune ou vieux, et utile à conserver, que l'on sache peu ou beaucoup. Il n'est besoin pour cela ni d'une très grande intelligence, ni d'une culture étendue, ni d'un vaste champ d'observations. Ainsi le service militaire - surtout le tir et les manoeuvres en terrain varié - est une excellente école pour les sens; or c'est une école par laquelle presque tous les hommes passent aujourd'hui; il ne faudrait pas que ses coûteux enseignements fussent totalement perdus pour la vie civile.
En ce sont tout simplement les faclutés de l'animal qu'il s'agit d'utiliser comme le fait l'animal; on y arrive par un effort soutenu de la volonté, s'appliquant à devenir la maîtresse du corps. Je ne vois pas pourquoi je serai par un côté quelconque l'inférieur de mon chien...
On dit que les sens n'ont pour nous qu'une utilité secondaire; une pareille affirmation montre à quel degré nous avons désappris de nous servir de nos sens. Pour combien de personnes la traversée d'un boulevard ou d'un carrefour est-elle une expédition des plus périlleuses ! Cependant, ce passant est muni de toutes les armes nécessaires pour conjurer le danger; il pourrait voir les véhicules et mesurer leur allure; il pourrait les entendre et se rendre compte de leur distance, de leur nature et même de leur poids; il pourrait deviner à la trépidation du pavé sous ses pieds si le danger d'être écrasé est immédiat ou non; et de même ses autres sens lui seraient d'une très grande utilité s'il savait les manier, et cela lors même qu'ils ne lui donneraient que de ces demi-indications dont à peine l'on a conscience.
Combien de personnes sont incapables de parcourir leur appartement dans l'obscurité ! Il leur faut une lumière, le temps de l'allumer après avoir longuement cherché les allumettes; une main pour tenir la lampe ou le flambeau et l'autre ayant grand peine à garder le gros livre que l'on est allé prendre, tout en s'efforçant d'ouvrir et de fermer les portes sans transbordement. Si vos yeux savaient s'accoutumer aux ténèbres, si vous étiez capables de pressentir, par un avertissement de l'épiderme, l'approche de quelque meuble, enveloppé d'une atmosphère plus tiède en général; si votre odorat percevait le vague parfum des choses, si votre oreille vous révélait les craquements discrets et habituels de tel coin de la boiserie ou le tic-tac de la pendule, si votre doigt apprenait à lire sur la reliure du volume son titre et son numéro, tous les embarras, inséparables, selon vous, de la nuit vous seraient évités et vous marcheriez sans heurt et sans hésitation dans votre cabinet enténébré.
Il serait facile de multiplier les exemples, de montrer dans toutes les circonstances de la vie l'utilité de sens développés, ou tout au moins employés avec intelligence...
Vétilles, dira-t-on; ici, nous touchons presque au domaine de la morale. Les renseignements que vos sens ne vous donnent plus, vous êtes obligé de les demander à votre cerveau; vous raisonnez au lieu de regarder et de sentir. Par conséquent, vous vivez dans l'abstraction, dans un nuage de théories qui vous masque la réalité des choses; vous êtes exposés à l'erreur, et pour tout dire vous fatiguez bien inutilement votre intelligence, dont le secours vous serait précieux à d'autres titres. Vous lui demandez un travail qu'elle fait mal, parce que ce n'est pas à elle de le faire.
Un homme dont tous les sens sont éveillés, un homme comprenant leur rôle et sachant le leur faire jouer, possède à priori un élément sérieux de supériorité sur ses voisins. Fût-il moins intelligent et moins instruit qu'eux, il est capable d'une somme de travail beaucoup plus considérable parce que son attention n'est pas à tout moment distraite par mille détails futiles, mais impossibles à négliger, dont les sens devraient être seuls à s'occuper.
(A suivre)
|
|
|