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Les occupations
Je revois bien souvent en pensée cette chambre accueillante où ma grand'maman réunissait son petit monde. Une suspension de cuivre éclaire la table qui, à cause de nous, n'a pas de tapis. Entre la table et le mur se dresse un canapé de cuir qui nous est réservé à tous trois. Il faut s'y tenir sagement; mais ici, cela ne nous coûte pas, car grand'mère, toujours douce et grave à la fois, sait nous captiver tout entiers. Je revois encore les trois chaises cannées qui nous servaient dans nos travaux de piquage et de tissage. On étendait sur leur siège de jonc un journal, et, munis d'un poinçon, nous piquions dans les trous du treillis de jonc. Au commencement nous piquions au hasard, mais grand'mère nous enseignait à trouver les rangées verticales et les rangées horizontales au moyen desquelles on traçait finalement toute sorte d'étoiles. On employait les journaux ainsi décorés en guise d'abat-jour, et l'idée que notre travail servirait à quelque chose lui donnait un grand attrait. Parfois nous avions à nettoyer, au bord de la chaise, les trous du bois dans lesquels les joncs étaient fixés. Nous brodions des points de croix ou d'autres sur le canevas de jonc, avec des bouts de laine, pour que le grossier treillis de la chaise n'abimât pas la robe de grand'mère. Les dossiers étaient formés de cinq barreaux verticaux. Nous les entrelacions de bandes de drap pour les rendre plus doux. Malgré l'affection que nous leur portions, ces trois chaises s'usèrent, comme on peut penser, et un beau jour, grand'mère acheta du jonc le ramollit dans l'eau et nous fit réparer les trous. Nous dûmes étudier nous mêmes le modèle sur les parties encore intactes. Ce fut un gros travail; le jonc tranchant écorchait nos petits doigts, mais quelle joie nous éprouvâmes, lorsque tout fut réparé sans aucune erreur de tissage! Je me souviens aussi du grand tiroir d'armoire dont nous nous disputions le contenu. Que s'y trouvait-il donc? Du papier d'emballage de couleurs diverses, bien plié, des feuilles blanches, des crayons ordinaires, un crayon bleu, un vieux pot à beurre avec de la colle d'amidon, une année d'un journal illustré, le «Bazar», de vieilles garnitures de perle, des allumettes qui avaient servi, des boîtes d'allumettes vides, des bouchons, des bobines vides et d'autres trésors du même genre. On nous permettait de dessiner sur le papier blanc et notre grande joie était de voir grand'mère exécuter le fameux dessin «des voleurs qui vont prendre des poissons dans l'étang», dessin qui donne fidèlement une cigogne. Ou bien, elle traçait deux lignes verticales et horizontales et nous faisait jouer «aux croix et aux zéros», jeu analogue au jeu de dames. Dans le Bazar, on colorait en bleu les crinolines des belles dames. Le papier d'emballage servait à confectionner des casques et des bateaux. Avec son mouchoir, grand'mère faisait une charmante petite souris qui sautait, ou bien un bébé au maillot. En passant les deux index dans les noeuds de mouchoir, on obtenait des marionnettes. On découpait des étoiles multicolores que l'on appliquait sur les boîtes de cigares peintes en noir. Et la colle! Elle ne sentait pas très bon, mais elle collait si bien! Un jour, je découpais dans un journal toutes les parties d'un piano et je les assemblais en les collant. Nous triions et comptions les vieilles allumettes et nous en faisions de petits paquets bien réguliers; c'était le petit bois pour le samovar de grand'mère. Nous les employions aussi à tracer des dessins. Les boîtes d'allumettes servaient de blocs de construction, et l'on élevait de très beaux ponts à arches en les emboîtant les unes dans les autres. En les collant, on fabriquait aussi des armoires à épices ou des boîtes à boutons.
Au mois de mai, nous ramassions à la promenade les marrons d'Inde verts, et, le soir, grand'mère nous enseignait à en faire des tables, des chaises, des échelles ou des étoiles en les reliant avec des allumettes. Les marrons verts ont l'excellente propriété de se resserrer considérablement au bout de quelques jours, de sorte qu'ils retiennent les petits bouts de bois comme dans des pinces.
Nous avions même de quoi faire de la mosaïque. Grand'mère avait des échantillons d'indienne et de mousseline qui lui venaient de sa mère. Nous découpions dans du papier d'emballage, d'après un modèle des carrés, des triangles et des hexagones de côtés égaux, puis nous faufilions dessus un petit morceau d'étoffe. Grand'mère assemblait le tout et fit ainsi deux tapis. On nous laissait disposer sur la table les petites pièces multicolores, pour essayer de jolis effets de couleurs et de dessins.
Nous classions d'après la couleur et la grosseur les perles qu'on décousait sur de vieux galons, et nous apprenions à en faire des embrasses de rideaux ou des cordons pour les ciseaux.
Un jour que le vitrier était venu, grand'mère lui demanda pour nous un morceau de mastic. Ce fut un ravissement: nous passâmes toute la soirée à fabriquer des vers de terre. Avec les restes de bougies de l'arbre de Noël, on modelait des bonshommes, des troupeaux de moutons, etc. Bref, il n'est pas un exercice froebelien auquel nous n'ayons été initiés dans la chambre de grand'mère. Et cependant ma grand'mère ne connaissait même pas le nom du grand pédagogue. Mais comme lui, elle avait compris que l'homme ne croît et ne s'épanouit qu'en agissant, que seule l'activité rend joyeux et paisible et qu'il faut à l'enfant, plutôt que des jouets tout faits, des matériaux qu'il transforme à son gré. Nul jouet ne donnera à l'enfant autant de plaisir que celui qui est son oeuvre; et jamais l'enfant n'apprend mieux et de manière plus durable qu'en agissant. On connaît, ou on croit connaître, ce qu'on a vu ou entendu cent fois, mais on possède véritablement ce que l'expérience personnelle vous a enseigné.....
Nous ne devrions jamais repousser l'enfant qui désire nous venir en aide, quand bien même ce serait au détriment de tel ou tel objet. L'enfant, lui, en profitera, et c'est là l'essentiel. Agissant par lui-même, il devient peu à peu lui-même; ne négligeons donc pas ces travaux enfantins qui contribuent si puissamment à la formation de l'individualité.
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