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Nos enfants et les inégalités sociales

II. L'enfant à l'école et dans la société

Pour traiter cette partie de mon sujet où je me sentais incompétente, je suis allée trouver une directrice d'école et ce sont ses expériences que je vous apporte.

D'après Mme X., le sentiment des distinctions sociales n'existe pas naturellement chez l'enfant. Elle a pu s'en rendre compte, car les élèves de son école se recrutent dans des milieux très divers. Elle m'a cité des enfants appartenant à l'aristocratie qui s'asseyaient sur les mêmes bancs que les fils de leur propre concierge. Les petits habitants du premier étage descendaient fréquemment dans la loge pour se faire expliquer leurs problèmes, car leurs camarades du sous-sol étaient mieux doués qu'eux pour l'étude. Bien entendu, ce n'est pas toujours, ni même généralement le cas, mais souvent les différences sociales s'égalisent autrement. Les enfants de condition modeste sont en général plus débrouillards, plus adroits de leurs mains, et c'est une qualité que les écoliers prisent beaucoup.

Mme X. me parlait encore de la princesse d'Oldenburg qui a été élève de son école à l'âge de 16 ans environ. Elle avait pour amie une jeune fille de condition humble et elle exprimait à sa maîtresse son indignation et sa révolte à propos de toutes les conventions, des lois de l'étiquette où elle se sentait emprisonnée. Elle voyait que cela mettait entre elle et son amie un fossé infranchissable et elle en souffrait. Il y a aussi le cas, bien connu à Genève, du prince Alexandre de Serbie, qui, étant élève d'une école privée, avait pour ami le fils d'un concierge. Uu jour, il lui donne un coup. L'autre ne riposte pas, mais s'enferme dans sa dignité blessée et le petit prince essaie vainement de rétablir les anciennes relations. Il s'avise pour rentrer en grâce, d'offrir à son ami offensé une bicyclette qu'il vient de recevoir. Mais celui-ci la refuse avec cette fière réponse: «la paix se fait, elle ne s'achète pas». Découragé, Alexandre va trouver sa maîtresse: «que dois-je faire?» Celle-ci lui demande s'il reconnaît qu'il a eu tort, et sur sa réponse affirmative elle lui dit: «eh! bien, il te faut lui demander pardon». Ce conseil n'est pas du goût du futur monarque. Il hésite deux jours, finit par s'exécuter, et revient tout joyeux vers sa maîtresse: «cela a été dur, mais moins que je ne croyais».

Les petites filles sont, en général, plus portées que les garçons à accentuer ces différences sociales. Elles comparent volontiers leurs toilettes à celles de leurs compagnes pour envier les plus élégantes et parfois pour mépriser celles qui sont pauvrement vêtues. Mme X. me narrait une conversation qu'elle avait surprise entre deux fillettes de son école. L'une disait à l'autre qui portait une robe de couleur foncée: «quelle drôle de robe tu as! je n'en ai jamais vu de pareille». Et l'autre de répondre d'un ton tout naturel: «c'est que maman l'a faite avec de l'étoffe qui lui restait après avoir taillé une robe pour elle». - «Si j'étais toi, je dirais à ma maman de ne pas me faire une robe si sombre». - «Oh! mais, c'est bien plus commode, cela se salit moins facilement». Et la petite dénigreuse avait paru très déçue de voir que ses traits s'émoussaient contre le robuste bon sens de sa compagne.

Nous disions tout à l'heure que chez les enfants ce sentiment des distinctions sociales n'existait pas naturellement. En règle générale, ce sont les parents qui le leur inculquent, volontairement ou non. Voici ce qu'écrit à ce sujet M. Paul Passy:

«Pour les enfants de la bourgeoisie, la pratique essentielle en matière d'éducation sociale, c'est de ne pas faire de l'éducation anti-sociale, de ne pas empêcher la conscience sociale de l'enfant de se former. Or, c'est ce qu'on fait à chaque instant. Les enfants de bonne famille, les enfants «comme il faut» et les enfants du peuple ne doivent pas étudier ensemble, ne doivent pas jouer ensemble. Leurs sentiments naturels les y pousseraient. Mais intervient la mère: «Cet enfant est peut-être très gentil, mais je n'aime pas que tu joues avec lui: c'est un enfant d'ouvrier, de petit employé....» Que peut alors admettre l'enfant? On a beau lui dire que nous sommes tous de la même race, que nous avons tous les mêmes droits, il n'en croit rien: il arrive à penser qu'il y a deux espèces d'individus, et que lui est de l'espèce supérieure, qu'il faut être «très gentils» pour l'espèce inférieure mais ne pas se confondre avec elle...

Reconnaître que nous sommes membres d'une même famille, que nous appartenons tous à un même groupement et que, si l'un d'entre nous souffre, tous les autres souffrent avec lui, parce que nous sommes de la même espèce, c'est le fondement même de la morale sociale».

Une de mes amies protestait devant moi contre les arbres de Noël «de pauvres». Elle me disait que, chez elle, on invitait indistinctement riches et pauvres pour la fête de Noël et que les uns et les autres s'en trouvaient très bien. Le fait est que cette distinction est particulièrement choquante quand il s'agit de célébrer la naissance de l'Enfant de la crèche, de Celui qui, étant riche, s'est fait pauvre pour nous.

Pour la fréquentation des camarades, nous sommes souvent très craintives. Nous redoutons de voir nos enfants adopter des manières peu raffinées, apprendre quelques vilains mots. Ce danger existe sans doute. Mais il nous sera relativement facile d'y parer, si nous suivons de près l'éducation de nos petits; et s'il ont habituellement de bons exemples sous les yeux, ils ne risquent guère d'adopter de mauvaises manières et un langage grossier... En somme, je crois bien que les avantages qui résultent du mélange des classes surpassent les inconvénients. J'ai entendu dire à bien des hommes appartenant au milieu intellectuel, qu'ils étaient reconnaissants au service militaire parce que celui-ci leur avait offert une occasion unique d'être avec des travailleurs manuels, des paysans, des ouvriers, sur un pied de parfaite égalité.

Pour en revenir à nos enfants, certes nous avons raison d'attacher une grande importance à leurs amitiés, à leurs camaraderies. Nous ne pouvons pas les surveiller de trop près; mais n'oublions pas que ce n'est pas seulement des enfants des rues qu'il convient de nous méfier; que tel ami riche et haut placé, peut exercer sur notre enfant une influence néfaste.

A côté de la famille et de l'école, il y a le milieu social. Je crois qu'on peut commencer de bonne heure à attirer l'attention de l'enfant sur certaines injustices et à créer en lui une révolte généreuse contre telle ou telle iniquité sociale. Voici deux prières tirées du volume de Rauschenbusch: Pour Dieu et pour le peuple. La première est une prière du soir:

«Notre Père, comme nous nous préparons à goûter la douceur du repos, nous pensons à ceux qui doivent veiller pour que nous puissions dormir. Bénis les gardiens de la paix qui nous protègent contre les méchants, les veilleurs qui nous préservent du feu, et la foule de ceux qui assurent l'incessant trafic humain sur terre et sur mer, de nuit comme de jour. Nous te remercions pour leur dévouement et le sentiment qu'ils ont de leur responsabilité. Nous implorons ton pardon si nos convoitises ou notre luxe rendent nécessaire leur labeur nocturne. Donne-nous de comprendre combien la sécurité de ceux que nous aimons et le confort de notre vie dépendent de ces frères; afin que nous puissions penser à eux avec amour et gratitude et contribuer à alléger leur fardeau».

La seconde est une prière avant le repas:

«Notre Père, tu es la source de tous les biens dont nous jouissons, et c'est toi que nous remercions pour cette nourriture. Mais nous pensons aussi avec gratitude au grand nombre d'hommes et de femmes qui ont dû travailler pour la produire et qui l'ont transportée de la campagne ou des pays lointains pour notre subsistance. Permets qu'eux aussi puissent jouir du fruit de leur labeur à l'abri du besoin, et qu'ils soient unis à nous dans une commune reconnaissance envers toi».

Prier auprès de nos enfants dans cet esprit-là, c'est certainement contribuer à faire leur éducation sociale.

Et dans les temps tragiques où nous vivons, n'est-il pas indiqué de provoquer en eux une protestation ardente contre la guerre avec son interminable cortège de souffrances et de ruines et de leur faire constater l'état lamentable dans lequel l'humanité entière est plongée grâce aux ambitions criminelles d'un militarisme assoiffé de conquête?

Mais avant tout, nous l'avons dit, c'est la pratique qui importe. Tout enseignement doit avoir son application concrète. Si notre enfant s'émeut sur le sort des travailleurs, qu'il cherche à éviter à autrui toute peine, toute fatigue inutile. Pour cela, il faut qu'il apprenne à regarder. C'est un des points importants du programme des Boy Scouts ou Eclaireurs, qui sont si en honneur aujourd'hui. Eh! bien, tâchons que nos enfants ne soient pas capables seulement de discerner les traces de tel ou tel animal, ou de reconnaître les étoiles et la direction des vents, mais qu'ils aient les yeux ouverts sur ce qui se passe autour d'eux, dans la rue, dans les magasins, etc... La Ligue sociale d'acheteurs est très utile aussi à ce point de vue. Apprenons à la connaître et faisons-la connaître à nos enfants. Parlons-leur du droit de tous les travailleurs à se reposer, faisons-leur remarquer les magasins qui ferment le dimanche, ceux où les vendeuses ont des sièges à leur disposition et apprenons-leur à favoriser ceux-là dans leurs menus achats. Surtout cherchons à leur faire faire de petits sacrifices personnels pour éviter de la peine à leur prochain. Gardons-nous d'importuner les enfants par trop de discours mais tâchons de mettre à profit les occasions que la vie nous offre parfois de faire pénétrer dans l'âme de nos petits d'utiles vérités. Voici, prise sur le vif, une petite scène qui s'est passée dans une famille de ma connaissance. Paul, 7 ans, et André, 6 ans, jouent avec un petit garçon de condition très modeste. André vient trouver sa mère en lui disant d'un air scandalisé: oh! maman, Paul a dit quelque chose à Etienne, il lui a dit qu'il était pauvre! «La mère s'informe et découvre que les intentions de Paul étaient excellentes. Voulant avantager son camarade dans un jeu, il avait dit: «Etienne aura plus de soldats parce qu'il est pauvre». Mais cela avait froissé chez son frère une certaine délicatesse. La mère dit à Paul: «tu aurais aussi bien fait de ne pas lui dire cela, tu ne lui as peut-être pas fait plaisir»: Puis, ne voulant pas les laisser sous l'impression que la pauvreté constitue une infériorité elle ajoute que Jésus était pauvre, qu'il a dit: «Heureux les pauvres!» etc. Aussitôt, Paul de s'écrier: «Eh ! bien, je veux donner tous mes habits et je me promènerai tout nu». Et son frère: «Moi, je coucherai sur une planche... avec un petit duvet!» - Le soir, pendant leur toilette, ils dirent à leur bonne: «Tu sais, nous n'irons pas au ciel, parce que nous sommes riches». La mère, en l'apprenant, voulut redresser leurs notions, et avant de leur donner le baiser du soir, elle leur expliqua que, ce qui importe, ce n'est pas ce que l'on a, c'est ce à quoi l'on tient: «On ne peut pas aimer à la fois Dieu et l'argent...» Le petit reste un moment silencieux, puis, levant les yeux sur sa mère il demande: «Est-ce qu'on peut aimer Dieu et sa maman?»


Un autre exemple illustrera la nécessité dont je parlais, de saisir les occasions propices. Il m'a été fourni par Mme Pieczynska:

«Je me souviens d'un incident qui me fit impression de très bonne heure. Il s'agissait de l'idée de «gagner sa vie». Quelqu'un avait sans doute mentionné devant moi cette nécessité d'un ton de commisération. Or j'entends dire que les parents d'une petite amie ont perdu leur fortune. Et sous l'impression vague d'une catastrophe, je demande: «Alors, Louisa, va-t-elle être obligée de gagner sa vie?»

J'entends encore le ton noble et vaillant de la réponse: «Ce n'est pas un malheur de gagner sa vie, c'est très beau, c'est un honneur!...» Du coup, la notion fut transformée dans mon esprit.»

C'est encore à une lettre de Mme Pieczynska que j'emprunterai la conclusion de cette étude. Elle évoque devant nous un bel idéal réalisé:

«Je voudrais que l'on donnât à l'enfant dans le cercle tout intime du foyer, la note parfaitement juste, et qu'on l'y accoutumât si bien que les notes fausses le fissent tressauter comme des dissonances. Qu'il voie toujours, au foyer, les gens traités et estimés selon leur unique valeur humaine, sans le moindre égard pour les conditions extérieures de richesse ou de pauvreté, de naissance ou de situation; qu'il respire l'atmosphère d'une suprême indifférence pour ces conditions mondaines et s'habitue à les voir ignorées ou tenues pour complètement insignifiantes. Sans discours ni paroles aucunes, l'effet sera produit, et, dans la suite la réaction surgira partout où il verra l'homme jugé et traité d'après l'échelle mondaine des valeurs.

J'avais parmi mes intimes à Varsovie la famille d'un professeur de médecine à l'Université, homme âgé et très éminent. C'était un foyer d'exquise culture, où l'art et la science et l'intérêt pour les causes les plus élevées formaient une atmosphère de grande distinction. Cette famille mettait en pratique l'idéal que je viens de tracer. Je me trouvais parfois à leur table, avec des paysans, des amis de la campagne, rencontrés par le professeur dans ses villégiatures de vacances. Ils étaient là dans leurs costumes de villageois, longues houppelandes de laine blanche doublées de rouge, l' «inégalité sociale» soulignée par le vêtement, par l'accent du langage et par la naïveté des manières.

Eh! bien, ces hommes étaient là parfaitement à leur aise et prenaient part sans la moindre gêne à la conversation comme à la collation du soir. Il n'y avait aucune condescendance quelconque dans la manière d'être de mes amis vis-à-vis d'eux. Ces gens étaient accueillis comme je venais de l'être, sans effusions exagérées de bienveillance, tout à fait naturellement. Et les autres personnes qui pouvaient se trouver là entraient, sans trop savoir comment, dans cette atmosphère et s'y trouvaient bien.

Le jour du mariage de la fille du professeur un de ces amis paysans était parmi les invités au repas de noces, repas modeste et sans pompe aucune, c'est vrai.

Je ne puis vous dire le charme qu'avaient pour moi ces relations toutes simples et humaines entre gens de conditions extérieures aussi différentes. C'était absolument idéal, et si naturel qu'on oubliait de s'en étonner. Pour agir ainsi, il fallait des coeurs entièrement affranchis des préjugés ordinaires, au point de pouvoir en faire abstraction complète. Et cette atmosphère de liberté affranchissait à leur tour ceux qui la respiraient, et les mettait, au moins pour un moment, à l'unisson avec cette harmonie. Voilà ce que je voudrais pour les enfants...

Et c'est alors cette atmosphère qui sera formative... C'est elle qui prévaudra contre les «inégalités sociales» en les annulant momentanément. Elle agira par rayonnement comme la chaleur et la lumière et créera ce qui doit être, dans le champ de son influence. Et ceux qui en auront été pénétrés porteront, au dehors, l'influence régénératrice qui transforme comme par miracle, en faisant surgir la vie du sein des choses mortes, et désuètes, et vaines...»









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