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Quand j'étais petit
Quand j'étais petit, il me semblait que je ne serais jamais grand, être un homme me paraissait appartenir à une race autre que la mienne; ou du moins être grand m'apparaissait si loin, si loin de moi que je n’y songeais presque jamais. En même temps je croyais qu'avant de mourir, il fallait vieillir, qu'il n'y avait que les vieux ou du moins que les grandes personnes qui mouraient; si bien que moi qui, dans ma pensée, ne devais jamais être grand, je ne devais jamais mourir!
Quel ne fut donc pas mon effroi lorsqu'un jour, sur les bords d'un fleuve, je vis de mes yeux le cadavre inanimé, pâle, livide, d'un enfant de douze ans! Oh! mes amis, ne comptez pas sur votre jeunesse pour vous garantir la vie; on meurt à douze ans comme à cinquante, et vous serez peut-être bien étonné d'apprendre qu'on a compté dans les cimetières plus de personnes mortes avant l'âge de vingt ans qu'après!
Quand j'étais petit, il me semblait que tout le monde devait s'occuper de moi, penser à moi, travailler pour moi, et pour moi préparer fêtes et plaisirs. Ce qui me donnait cette
persuasion, c'est qu'à la maison mon père et ma mère étaient toujours occupés de ma petite personne. Ils me donnaient les meilleurs morceaux sur la table, m'achetaient de beaux habits; ils jouaient avec moi; ma mère me faisait sauter sur ses genoux; mon père, à quatre pattes, me faisait galoper sur son dos. Tous deux m'appelaient leur cher enfant, leur bijou, leur agneau; enfin j'étais gâté à la maison, et il me semblait que partout ailleurs il devait en être ainsi. Je le croyais d'autant mieux que les amis de mes parents pour leur être agréables, disaient en parlant de moi: «Qu'il est grand pour son âge! - qu'il est éveillé! - qu'il est gentil!» Et j'étais assez sot pour croire tout cela; si bien que je m'attendais à être servi par tout le monde comme par mes parents. Hélas! mon père et ma mère sont morts; on m'a mis à l'école, le maître m'a puni, mes camarades m'ont battu; et plus j'ai grandi, mieux j'ai compris que le monde entier était disposé, non pas à me servir, mais à se servir de moi, et j'en conclus alors que tous les autres, ayant été enfants comme moi, avaient comme moi attendu qu'on les servait. Tous s'étaient préparés à la profession de maître; tandis que tous auraient dû se former à celle de serviteur; de la sorte, personne, en grandissant, n'aurait eu de mécompte.
Quand j'étais petit, je me croyais plus grand que les autres enfants de mon âge, plus agile, plus adroit; on m' avait si souvent dit à la maison: «Qu'il est gentil!» que je le croyais de bonne foi, et toute ma personne me plaisait infiniment. Quand donc, dans mes jeux, je me trouvais mis en parallèle avec mes compagnons et qu'ils couraient plus vite que moi, devinaient mieux que moi, gagnaient sur moi, je trouvais cela fort injuste, et ce n'est que plus tard, bien plus tard, que l'évidence me contraignit à reconnaître que les autres enfants de mon âge pouvaient être plus grands, plus jolis, plus habiles que moi-même. Il m'en a coûté plus d'une humiliation de vouloir me comparer avec ceux que je croyais plus petits que moi, vus de loin, et qui, mis à mes côtés, se trouvaient plus grands. Si j' avais eu moins de prétentions, j'aurais été moins humilié.
Quand j'étais petit, il me semblait que je devais tout apprendre facilement dans ma jeunesse, et tout savoir dans mon âge mûr. Ce que je ne disais à personne, mais ce que je pensais tout bas, c'est que ma facilité pour apprendre était telle que je n'aurais pas même besoin d'étudier; ou du moins que je n'aurais pas à me donner de la peine, ni à faire des efforts. La science devait couler en moi facile, comme le liquide dans un vase, pour s'en épandre ensuite au loin et au large comme la pluie sur la terre. Dans cette persuasion, je retardais mes études, et quand je pris des livres, je les parcourus plutôt que je ne les étudiais. Ce ne fut que plus tard, beaucoup plus tard, que je reconnus que ma prétendue facilité ne m'avait servi qu'à m'empêcher d'apprendre. Malgré cela, je crus que l'allais deviner ce que les autres ne savaient pas, faire des découvertes qui avaient échappé à tout le monde. Etrange erreur! je me persuadai même que je découvrirais dans un livre plus que son auteur n'en savait! Hélas! il m'a bien fallu reconnaître à la fin que ma facilité n'était qu'une illusion et que le travail m'aurait été tout aussi nécessaire qu'aux autres; mais je ne l'avais pas fait ce travail, et les autres, en sachant plus que moi me furent préférés. De là j'ai du moins tiré cette leçon: quand le monde préfère un autre à nous, ce n'est pas injustice; le monde ne se fait pas tort à lui-même pour le plaisir de nous vexer; si les autres nous sont préférés, c'est que nous valons moins que les autres.
Enfin, quand j'étais petit, j'aimais singulièrement la vertu, la sagesse, l’héroïsme... dans les livres. J'aurais voulu être semblable à Salomon, à Socrate, et je ne désespérais pas de le devenir. Je me rappelle même qu'une fois, en lisant l'histoire d'un empereur romain qui se laissa corrompre par les flatteurs, j'ai formé le souhait d'être empereur pour avoir l'occasion de chasser avec éclat les flatteurs de ma cour! Pauvre garçon! je ne voyais pas que je ne désirais de la vertu que l'apparence, et que je ne repoussais les éloges que pour me vanter de les avoir repoussés. Mais ce qu'il y avait de plus étrange, c'est qu'au milieu de mes projets de vertu pour plus tard, je faisais des sottises sur l'heure même. Seulement ces sottises, je les cachais au monde; et, ne pouvant me les cacher à moi-même, j'en changeais le nom, je les appelais plaisirs. C'est ainsi que je grandis, faisant le mal et projetant le bien; content de moi et blâmant les autres. Voilà ce que je pensais, disais, faisais quand j'étais petit.
Quand je suis devenu grand, j'ai fait tout mes efforts pour garder les illusions de ma jeunesse. Mais l'évidence m'a finalement contraint de les abandonner. Ainsi je n'ai fait de découvertes ni grandes ni petites; les hommes m'ont fait sentir mes fautes, reproché mes torts; et, grâce à Dieu, ma conscience s' est ouverte à cette bienheureuse persuasion que j'avais pensé, dit et fait le mal autant et plus que les autres. J'ai compris dès lors que si les hommes me condamnent, Dieu, juge bien plus sévère, devait me punir. J'étais dans cette nouvelle voie de pensées lorsque, enfin, j'entendis lire cette parole: Il y a pardon par-devers Dieu; il est abondant en grâces et plein de miséricorde. Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique afin que quiconque croirait en lui ne mourût point, mais qu'il eût la vie éternelle.
Oh! comme cette offre de pardon me fit du bien! Je la saisis, comme un homme qui se noie saisit la main qu'on lui tend. Je me jetai par la pensée avec confiance dans les bras de Jésus montant pour moi, et je m'appliquai cette prière qu'il avait prononcée pour ses bourreaux aussi coupables que moi: «Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font!»
Depuis lors j'ai senti que Dieu m'avait en effet pardonné. J'ai mis au rebut les prétentions que j'avais étant petit, et je tâche de me faire véritablement petit, aujourd'hui que je suis vieux.
Voilà, mes enfants, mon histoire de quand j'étais petit.
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