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Faiblesse Maternelle
Ce n'est jamais sans une certaine appréhension que je frappe à la petite porte vernie, garnie d'une plaque portant le nom Marais. Cependant l'accueil que je reçois dans cette famille est toujours plein de cordialité; je sens qu'ici l'on me regarde comme une amie.
Mme Marais, mère de deux de mes élèves, travaille près de la fenêtre; un petit garçon âgé de six ans taille la table avec son couteau et tourmente du bout du pied le chat installé dans les bras de sa petite soeur, assise par terre. L'enfant crie, le chat souffre, mais le petit persécuteur n'en continue pas moins son jeu cruel.
«Bien heureuse de vous voir, Mlle Marie, dit Mme Marais en me faisant asseoir. Emile, mon chéri, laisse ta soeur, je t'en prie. Allons, sois un bon garçon, reste tranquille pour me faire plaisir... j'ai si mal à la tête.»
Tout est joli et propre chez Mme Marais, et c'est avec plaisir que je prends le siège qu'elle m'offre. Son visage me paraît plus pâle qu'à l'ordinaire, il me semble deviner sur ses traits les traces de quelque chagrin. «Je suis si heureuse de vous voir, répète-t-elle, j'ai été souffrante les trois derniers jeudis et je désirais tant votre visite!» - «Emile, Emile, mon chéri, laisse donc ta soeur tranquille! Ne vois-tu pas qu'avec ce bruit il nous est impossible de nous entendre!...» - Oui, Mlle Marie, le temps m'a paru long, car nos réunions de travail sont la seule distraction que le m'accorde,... et il va falloir y renoncer, ajoute-t-elle avec un petit soupir.»
«Y renoncer, Mme Marais! mais j'espère bien que non. Vous n'êtes pas si malade que vous le pensez; vous avez besoin de soins, mais vous vous remettrez, j'en suis sûre, et nous vous reverrons bientôt parmi nous.»
«Ah! il ne s'agit pas de ma santé, Mlle Marie... Mais voilà... (ici Mme Marais hésita, toussa une ou deux fois), je me suis raisonnée, les enfant deviennent grands... et aujourd'hui on ne peut pas toujours les tenir à la maison. Jeanne a maintenant 17 ans, toutes ses amies font partie de la Société de Chant et il y a longtemps qu'elle me tourmente pour y entrer. La pauvre petite a si peu de plaisirs que je n'ai pas pu lui refuser celui-là; je sais bien que si elle sort, même le jeudi soir, je devrais toujours rester à la maison, à cause des petits; mais, après tout, ce n'est que mon devoir, et il est bien naturel à son âge que Jeanne veuille sortir. Il faut que jeunesse se passe, n'est-ce-pas, Mlle Marie?»
Mme Marais parlait rapidement, d'un ton saccadé, agité, les yeux baissés sur son ouvrage, tout en tirant son aiguille d'une manière fiévreuse. Pendant un instant, je ne pus rien dire. Enfin, elle leva les yeux et ajouta: «Vous me comprenez, n'est-ce-pas, Mlle Marie? Comme je vous le disais, les enfants ne sont pas très faciles au jour d'aujourd'hui,... et puis leur vie est dure, je ne puis pas tout leur refuser.»
«Tout leur refuser, non, Mme Marais, mais leur refuser ce qui leur fait du mal, oui. Avez-vous donc oublié les tristes conséquences que la Société de Chant et les fréquentes sorties du soir ont eues pour votre aînée autrefois? N'avez-vous donc pas peur d'exposer Jeanne aux mêmes dangers? Puis, pour ne parler que d'un détail, qui racommodera son linge et ses bas, si elle sort trois fois par semaine?»
«J'ai pensé à tout cela, Mlle Marie, je vous assure, mais Jeanne m'a promis de ne pas s'arrêter dans les rues et de ne pas faire de mauvaises connaissances, d'être bien sage, bien gentille. Et quand à son travail de couture... eh bien! voilà,... c'est généralement moi qui lui raccommode son linge et qui lui fais ses bas... Voyez-vous, elle aime tant la lecture... je n'ai pas le coeur de la tourmenter et de l'obliger à coudre ou à tricoter toute la soirée. D'ailleurs, Jeanne est une bonne fille pour moi, Mlle Marie, et je devrais être bien reconnaissante qu'elle ne coure pas les bals publics et qu'elle ne se déroute pas comme le font beaucoup de ses amies.»
Ici, maître Emile, qui, depuis mon entrée, n'avait cessé de taquiner sa petite soeur et le chat, fut frappé d'une idée nouvelle: «Maman, maman, s'écria-t-il, est-ce que je peux descendre à la rue? Je vois Louis par la fenêtre. Dis, maman, dis vite, est-ce que je peux descendre?»
«Non, reste avec nous, mon chéri, je n'aime pas que tu joues à la rue; ton tablier est tout propre, et d'ailleurs tu es enrhumé. Allons, reste avec maman, n'est-ce-pas? Là, tu es un gentil petit garçon, maman s'ennuierait sans toi.»
«Mais non, ce n'est pas vrai! s'écria Emile impétueusement, tu ne t'ennuieras pas du tout, puisque tu causes avec cette dame; et je ne suis plus du tout enrhumé; et je ne salirai pas mon tablier.»
Mme Marais se leva, prit une pomme dans l'armoire et la tendit au petit volontaire: «Allons, mon trésor, assieds-toi là, bien tranquillement, et je te donnerai cette pomme. Fais voir à Mlle Marie comme tu sais être gentil.» Et Mme Marais, faisant asseoir l'enfant sur un tabouret à ses côtés, reprit le fil de la conversation. «Eh bien! oui, Mademoiselle, c'est comme ça... c'est comme le vous le disais... j'ai permis à Jeanne de se mettre de la Société de Chant, mais elle n'y court aucun danger. Ce n'est pas comme la pauvre Louise autrefois; les répétitions se font là, tout près, à deux pas d'ici, et ne dépassent jamais le coup de dix heures; et puis, vous savez, Jeanne n'a aucun mauvais instinct. D'ailleurs, le chant est un plaisir bien innocent.»
«Mais, Mme Marais, Louise non plus n'avait pas de mauvais instincts, et pourtant n'avez-vous pas pleuré des nuits entières à son sujet? Vous auriez pu vous éviter tout ce chagrin, j'en suis convaincue, si vous aviez su lui dire non au bon moment. Comme vous le dites, le chant n'est pas un plaisir coupable, mais rappelez-vous combien de connaissances regrettables Louise a faites alors, que de conséquences fâcheuses ces sorties si tardives ont eues pour elle. Rappelez-vous aussi les dépenses inutiles occasionnées par ces malheureux concerts auxquels elle participait. Puis, vous me l'avez dit vous-même, à l'époque ou Louise sortait constamment le soir pour chanter et pour s'amuser, une soirée tranquille passée à la maison avec vous lui paraissait insipide, ennuyeuse, presque insupportable, et c'est dès ce moment qu'elle a cessé de vous aider dans vos travaux et vous a laissé toute la charge des enfants et du ménage. Croyez-moi, sauvez Jeanne tandis qu'il en est temps! Retirez votre permission, dites-lui que vous sentez que vous avez eu tort de la lui accorder.»
«Oh! Mlle Marie, ce n'est pas possible. Si vous saviez comme elle y a mis son coeur! Et puis Jeanne est si impressionnable, si nerveuse, que je suis sûre qu'elle en tomberait malade! D'ailleurs, vous savez, notre Louise marche très bien maintenant: elle est placée et ses maîtres sont contents d'elle. Jeanne lui ressemblera plus tard, j'en suis sûre, mais elle est encore jeune, et vous comprenez bien qu'à son âge on cherche à s'amuser un peu.»
«Mme Marais, vous savez combien j'aime votre Jeanne. Personne plus que moi ne désire lui procurer des plaisirs innocents; mais, croyez-moi, je vous le répète, retirez votre permission, c'est pour le bien de Jeanne que le vous en supplie.»
«Ne vaut-il pas mieux lui causer un grand désappointement aujourd'hui, peut-être même une violente migraine, que d'exposer son âme à se perdre pour l'éternité dans la société que vous savez être légère et dangereuse?»
Il y eut un instant de silence.
«Maman, je m'ennuie, dit Emile, profitant de cette pause. Je veux descendre, laisse-moi aller m'amuser. Je peux descendre n'est-ce-pas maman, rien que pour un tout petit moment?»
Sa voix devenait de plus en plus insistante; il s'était levé et avait entr'ouvert la porte.
«Tu prendras froid, Emile, je suis sûre que tu vas prendre froid...» Mais la voix de sa pauvre mère n'était déjà plus qu'une faible et impuissante protestation, quelques secondes d'hésitation encore, puis Emile disparut. La porte se referma brusquement: l'enfant avait eu le dessus!
«Il est si volontaire, Mlle Marie, que je dois toujours finir par céder!» Et la malheureuse mère, vaincue, me jeta un regard que j'aurais voulu voir moins résigné.
Je dis moins résigné, car Mme Marais, qui se croyait victime, n'était-elle pas, au fond, la grande coupable? Si son enfant était volontaire, n'était-ce pas par la simple raison qu'elle, sa mère, ne lui avait jamais appris à obéir?
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