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Regarder en arrière pour mieux marcher en avant
Nous groupons sous ce titre quelques fragments tirés des souvenirs d'enfance de trois écrivains (le manque de place nous force à les abréger). Ils renferment de précieux enseignements, mais plus utiles encore sont les réflexions que chacun peut faire s'il se donne la peine de débrouiller ses propres souvenirs; s'il cherche les empreintes gravées en lui par ceux avec lesquels il a vécu et s'il se demande ce qu'il doit, d'une part, aux gronderies, aux conseils réitérés, aux sévérités, aux sollicitudes et aux négligences qu'il a subis, d'autre part à la patience, à l'indulgence, à la confiance et à la bonté qu'on lui a témoignées.
Quant à moi je me rends compte que les observations et les taquineries que j'ai entendues au sujet de ma gourmandise et de ma crainte des animaux ont augmenté mon aversion pour quelques mets et ma peur des chiens, plutôt, qu'elles ne les ont guéries. Je sais aussi que l'inlassable patience de mon père m'a montré dès l'enfance ce qu'est la charité.
Extrait de "Mes premiers souvenirs", par Carl Spitteler:
On m'avait assis dans un champ, qui était à grand-père, sous un grand arbre élancé qui me plut énormément. On voyait luire le ciel à travers ses branches, et ses rameaux portaient en nombre infini des bouquets de jolies petites baies rouges et rondes comme des balles. Mais voici paraître Tonton et les deux fils de parrain. Ils appliquent une échelle contre l'arbre et ils y grimpent, pleins de courage, à des hauteurs vertigineuses. C'était aussi étonnant qu'amusant à regarder. Mais je n'avais pas encore vu le plus beau: ils m'apportent de ces baies, m'en suspendent aux oreilles et m'engagent à les manger. Ils disaient vrai: c'était bon, c'était exquis, meilleur que du sucre. Un arbre qui dispense les bonbons, ni plus ni moins une grand-mère! Si ce n'est pas une merveille! cet instant j'ai nourri pour le cerisier une tendresse particulière.
Il est certain qu'à faire dans sa prime enfance connaissance avec la nature (j'entends avec les choses terrestres qui sont en plein air), on se trouve vis-à-vis d'elle dans des rapports de sentiment tout autres que si on apprend à la connaître plus tard, au cours des promenades et des excursions. En outre, si ce premier contact a lieu sur le sol même de la propriété de famille, il s'en développe comme une parenté spirituelle avec les choses. Les figures aimées de nos proches déteignent un peu sur la campagne à l'entour. Petit enfant, je n'ai jamais vu la nature, les paysages de la surface terrestre, que dans la société des miens. C'est pour cette raison, je pense, que ce que d'autres appellent le sentiment de la nature se confond chez moi avec le sentiment de la patrie.
Quand mon frère cadet fut assez grand pour qu'on ne s'occupât plus de lui la nuit, on nous réserva à tous deux une petite chambre à coucher particulière sur le derrière de la maison.
Dans cette nouvelle chambrette se jouait chaque soir, quand nous nous déshabillions, une joie et de l'amitié, libre de toute contrainte, accompagnées d'allègres clameurs, de rires et de gambades. Il faut dire qu'à l'heure du bain et du coucher se réunissaient autour de nous les plus aimés parmi ceux que nous aimions: grand-mère, maman et Agathe. Agathe, c'était la servante et la bonne d'enfant.
Cette explosion de joie à l'heure de se dévêtir et de passer dans sa baignoire peut fort bien s'expliquer en partie par des raisons d'ordre physique, par l'intime conscience d'une santé débordante, que stimulait la nudité, par le plaisir aussi de s'ébrouer dans l'eau. Cela n'empêche pas quelle était faite essentiellement de bonheur causé par cette triple présence, par cette réunion d'amour. Pendant ce temps, le sommeil nous attendait, caché dans nos lits. A peine nous y avait-on couchés que nos paupières se faisaient lourdes. Mais, quand Agathe s'était éloignée, quand maman nous avait bordés, nous avait souhaité bonne nuit en nous embrassant, je ne sais combien et combien de fois, il arrivait qu'il y eût encore un épilogue: grand-mère se glissait à nouveau dans la chambre et murmurait à l'oreille des petits, qui déjà dormaient à demi, une formule qu'il nous fallait répéter. Parfois, à cet instant même, l'angélus se faisait entendre au loin très doucement. Il n'a jamais cessé de sonner dans mon coeur, parce qu'il était la berceuse dont s'accompagnait la prière du soir de grand-marnan.
Extraits des "Souvenirs de mon enfance", par Albert Schweizer:
Un Juif du nom de Mausché traversait parfois Günsbach avec sa charrette et son âne. Comme à cette époque, aucun Israélite n'habitait notre village, c'était chaque fois un évènement pour les gamins. Ils couraient après lui en se moquant. Pour montrer que moi aussi je commencais à me sentir homme, je me joignis un jour à eux sans bien me rendre compte de quoi il s'agissait. Je fis donc cortège avec les autres en criant: «Mausché! Mausché!»... Nous le poursuivîmes ainsi jusqu'au pont en dehors du village. Cependant Mausché, dont la figure, constellée de taches de rousseur, s'encadrait d'une barbe grise, poursuivait sa route d'un pas tranquille et la tête baissée, comme son âne. De temps à autre, il se retournait vers nous avec un sourire embarrassé et indulgent. Ce sourire me désarma. Ce Mausché le premier m'a appris le silence dans la persécution. Il m'a donné une forte leçon. Dès lors je me suis mis à le saluer respectueusement. Plus tard, quand je fréquentais déjà le lycée, je pris l'habitude de lui tendre la main et de faire un bout de chemin avec lui.
Jamais il n'a su ce qu'il était pour moi. On raconte qu'il pratiquait l'usure et le morcellement des terres; je n'en sais rien. Pour moi, il est toujours resté Mausché au sourire indulgent, le Mausché qui aujourd'hui encore m'oblige à la patience quand je suis tenté de m'irriter.
Aussi haut que remontent mes souvenirs, j'ai souffert des nombreuses misères qui accablent le monde. Je n'ai jamais connu la véritable joie de vivre, si naturelle à la jeunesse, et je crois que c'est le cas de beaucoup d'enfants, en apparence parfaitement heureux et insouciants...
Je pouvais avoir sept ou huit ans quand se produisit un incident qui m'a laissé une impression profonde. Henri Braesch et moi, nous nous étions fabriqué des frondes en caoutchouc. Un matin de printemps, un des dimanches de la Passion, il me dit: «Viens! allons dans les vignes tirer des oiseaux!» Bien que cette proposition me fasse horreur, je n'ose le contredire, de peur des railleries. Nous arrivons près d'un arbre encore sans feuilles et tout peuplé d'oiseaux qui, sans nous redouter, chantaient gaîment dans le matin clair. Se baissant comme un Indien en chasse, Braesch ajuste un caillou et bande les cordons. Obéissant à son regard dominateur, j'en fais autant, la conscience torturée, me promettant bien de manquer le but. Au même instant, les cloches de l'Eglise résonnent, mêlant dans le ciel radieux leur harmonie au gazouillis des oiseaux. C'était le «premier signal» précédant d'une demi-heure la sonnerie principale. Pour moi, ce fut comme si le ciel me parlait. Je jette ma fronde, j'effarouche les oiseaux pour les mettre à l'abri de l'arme de Braesch, et je cours à toutes jambes à la maison. Toutes les fois que les cloches de la Passion retentissent dans le ciel printanier où les arbres dressent leurs branches dénudées, je pense avec une émotion reconnaissante au commandement que me rappela jadis leur voix grave: «Tu ne tueras point!»
A partir de ce jour, je trouvai le courage de m'affranchir de la crainte des hommes. Chaque fois que ma conviction intime se trouva en jeu, l'opinion d'autrui ne compta plus. J'appris à ne plus redouter les risées de mes camarades.
Ce commandement qui nous défend de tuer et de tourmenter opéra en moi comme une crise morale. Ce fut le grand évènement de mon enfance et de ma jeunesse. En comparaison, tous les autres pâlissent.
Extraits des "Souvenirs d'enfance de Jan Ligthart", cités par J. W. L. Gunning:
Un soir d'été, le père avait promis à ses garçons d'aller avec eux à la pêche le lendemain. Il s'était levé de très bonne heure et tout était prêt, lorsqu'on entendit un cri rauque et le bruit sourd d'un corps tombant... Le père venait d'avoir une nouvelle crise d'épilepsie. La crise passée, le malade resta étendu sur son lit comme d'habitude, et n'eut plus d'autre besoin que le repos complet. Pour tenir les enfants tranquiIles et pour épancher son propre coeur trop plein, la mère se mit à raconter à ses enfants, dans la pénombre de la cuisine, l'histoire de sa vie depuis son mariage...
«Qui peut douter, écrit Ligthart, de la profonde influence éducative qu'eurent sur nous ces histoires que nous écoutions attentivement? Moi, je sentais leur forte action sur mon âme... Je m'en explique bien la raison maintenant: nous étions mis en contact, dans des intentions de pur amour, avec la vie telle qu'elle est. Et n'est-ce pas? en face de tout ce qu'une technique impeccable a d'artificiel, quelle action merveilleuse que celle de la réalité naturelle, celle surtout d'un coeur maternel candide s'ouvrant à ses enfants sans déguisement! Maman ne nous donnait pas des leçons préparées, elle nourissait nos âmes de la vie même de son coeur.
Jamais nous n'avons, entendu Maman se plaindre de son sort; si douloureux que fussent ses souvenirs, elle ne les évoquait jamais sur un ton de lamentation. Et quand elle parlait de Papa, c'était avec une résignation affectueuse Elle a accompli la tâche de sa vie avec une complète abnégation.
«Notre instituteur était, je ne dis pas sévère, ou ponctuel, ou exigeant - il était dur... Il y avait dans notre classe deux petits frères. L'un d'eux dut venir devant la classe pour désigner sur la carte quelques points, qui nous étaient, à nous tous, parfaitement indifférents. Ce gamin se trompa, - du moins c'est ce que je déduis maintenant de l'averse de claques que reçut sa pauvre tête. Habitués à cela, nous assistions à l'exécution d'un air hébété..... lorsque tout à coup retentit un cri sauvage, comme un rugissement de fauve. Du fond de la classe, un garçon s'élance à travers les bancs et, en poussant des hurlements incohérents, il se jette sur le maître. C'est le frère aîné de l'enfant châtié.
Ah! quelle ne fut pas notre exaltation à cette éruption de fureur. Nous nous levâmes de nos bancs et, oubliant les conséquences de notre intervention, nous nous livrâmes à des acclamations frénétiques... Je ne sais ce qui s'en suivit. Si le gamin a été puni, chassé, s'il a dû faire des excuses, je ne sais. Ce qui est resté vivant, c'est ce seul moment où éclata l'amour fraternel, cette unique explosion devant la classe, que mon esprit a photographiée en un instantané ineffaçable. Et vivant est resté aussi le sentiment de sublime admiration. Encore à l'heure qu'il est, j'ai l'impression d'avoir été témoin de quelque chose de très rare parmi les hommes: l'impulsion généreuse de sauver. Ce garçon fut un héros. Par cette action impétueuse, il nous a... élevés.
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