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La survie de la brochure mensuelle imprimée parallèlement à la distribution virtuelle à travers le site est le garant de la poursuite de cette aventure. La rédaction est assurée de façon bénévole par un groupe de parents passionnés par la réflexion et l'écriture autour du vécu familial. Les frais d'impression du journal et la gestion du site (100 000 pages demandées par mois??)....30.- par an (20€).
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Maternité

J'avais sept ans lorsque Mlle Vieux prit la première place dans mon coeur. C'était au printemps de l'année 1861. Mon tuteur venait de me mettre en pension à Genève chez Mme G. Dès le lendemain de mon arrivée, traversant la place plantée d'arbres et passant sous une porte cochère, elle me conduisit au troisième étage d'une maison où, dit-elle, j'irais chaque jour à l'école. Il fallait me présenter à ma future maîtresse. Je vois le salon clair où l'on me fit entrer, et me voici debout devant quelqu'un. Une voix chaude me parle, des yeux bleus me regardent, je sens le contact ferme de deux bonnes mains. Point de coup d'oeil critique, rien de compassé, pas de phrase d'occasion, mais un accueil réconfortant qui me rassure et m'épanouit. MIle Vieux m'a souvent rappelé cette première entrevue, et décrit l'impression que je lui fis alors; d'un élan irrésistible, me dit-elle, sa tendresse enveloppa l'orpheline à la mine indisciplinée et à la chevelure au vent. Il s'établit tout de suite une compréhension merveilleuse entre ce grand coeur et ce petit coeur, tous deux bouillants, impulsifs, enthousiastes, et bientôt l'âme de l'enfant s'ouvrit toute entière à un amour intense et religieux, une de ces dévotions juvéniles sans bornes, qui ne le cèdent en ferveur à aucune des passions des âges suivants. Décrire un tel sentiment, c'est toucher à quelque chose de sacré, à quelque chose que mon coeur a gardé intact... Cependant je veux tâcher d'en donner une idée, car cet amour, qu'elle sut inspirer à tant d'autres enfants, cet amour, qui rayonnait de son coeur à elle et se reflétait en eux, ce fut le génie même de Mlle Vieux, le don spécial qui la distingua, le secret de son influence extraordinaire.

Il y avait dans cet amour le sentiment d'une appartenance définitive, d'une adoption complète et sans réserve, de part et d'autre. Ailleurs, on me témoignait aussi de la bonté, mais on m'aimait quand j'étais sage (du moins telle était mon impression). Si je n'étais pas sage, on m'aimerait moins. Et l'on pouvait concevoir telle action défendue après laquelle on ne m'aimerait plus du tout. Mlle Vieux, au contraire, m'aimait pour toujours, et quoiqu'il arrivat. Si j'avais le malheur de commettre un gros péché, cela lui faisait une peine affreuse, voilà tout. Aussi pensais-je: que Dieu m'en préserve!... Est-ce là ce qu'éprouve chaque enfant vis-à-vis de ses parents? Je ne sais. Mais si tous les enfants aimaient leur mère comme j'adorais Mlle Vieux, il me semble que les problèmes de l'éducation seraient résolus. Notez encore cette différence : les mères doivent aimer leurs enfants; sans cela elles seraient dénaturées. Or Mlle Vieux m'aimait d'élection, spontanément, par la grâce de Dieu...

Il y avait entre nous des ententes muettes. Elle souffrait déjà souvent, cruellement, des terribles névralgies qui l'accompagnèrent jusqu'à la fin. Je lisais sur ses traits, et durant les leçons je les voyais s'altérer, se contracter, blêmir. Parfois, dans un paroxysme, il lui fallait quitter la chambre. En se levant, elle me jetait un long regard tranquille, qui disait: c'est à vous que je confie la classe. Je me sentais alors responsable de tout ce qui allait s'y passer, et je veillais, implacable, à l'exécution du travail prescrit, arrêtant d'un geste impérieux, la moindre velléité d'indiscipline. Quand MIle Vieux rentrait, elle me regardait de nouveau, et voyait dans mes yeux que tout allait bien. Mes compagnes s'accommodaient gentiment de cette autorité momentanée, et personne ne s'insurgeait. Elles avaient conscience de l'adoption toute particulière qui me liait à notre maîtresse, et aucune d'elles n'en prenait ombrage. Comment pouvait-il en être ainsi? Chérie comme elle l'était par toutes ces fillettes, par quel miracle Mlle Vieux parvenait-elle à éviter le conflit des jalousies, les concurrences, les orages? Le secret de ce miracle, je crois qu'il se trouvait dans la nature de sa tendresse.

C'était un amour vigoureux et ferme que le sien; il n'avait rien de commun avec certaines prédilections sentimentales, avides de caresses et débilitantes. L'étreinte de ses grands bras était comme l'accolade donnée au courage, à la fidélité, à la probité enfantines. Jamais ce n'était un signe d'indulgence, encore moins de faiblesse à notre endroit. Son impartialité, nous la croyions aussi infaillible que la justice de Dieu. Et pourtant elle ne nous aimait pas toutes d'une manière identique. Elle suivait l'inspiration de son coeur qui, de sa plénitude, donnait à chacune de nous autant d'amour qu'elle en pouvait prendre, selon sa nature et ses besoins, selon ses circonstances aussi.
C'était une justice distributive plus juste qu'un partage égal, et nos consciences d'enfant le savaient bien. Envers moi, elle était plus sévère qu'envers mes compagnes. Quand j'en avais des preuves, mon coeur se gonflait de joie, car j'y voyais l'estime qu'elle avait pour moi, et je me rendais compte que, pour qu'elle se sentit libre d'agir ainsi, il fallait que je lui fûsse plus proche qu'aucune autre.

Que d'entrain elle savait inspirer à notre petite bande! Que d'histoires palpitantes elle nous lisait durant les après-midi de couture! Avec quelle jubilation nous gambadions devant elle, le long des chemins verts, lorsque le jeudi, elle nous conduisait au Bois de la Bâtie, pour cueillir des moissons de scyllas bleus ou de «dents de chien!» Nous chantions alors à tue-tête:

C'est le printemps,
Sortons aux champs
La campagne est fleurie...

ou cette Chanson de l'été, que nous accompagnions de gestes énergiques (en naïve anticipation de JaquesDalcroze):

Oh qu'il fait chaud en été
Quand on a bien sauté!
Comme le soleil brille!
Quand on a bien sauté, eh!
Oh qu'il fait chaud en été,
Quand on a bien sauté!

... L'effort éducatif, chez Mlle Vieux, portait tout entier sur les éléments fondamentaux du caractère. Le développement intellectuel, auquel elle apportait pourtant beaucoup de soins, devenait sous sa direction un moyen d'éducation plutôt qu'un but. La diversité de nos dons et de nos petits talents paraissait la laisser assez indifférente. Nulle admiration flatteuse ne se trahissait vis-à-vis des élèves les plus brillantes. Vous étiez intelligente? Soit. Elle exigerait davantage de vous. Avais-je terminé tel devoir longtemps avant les autres? Mlle Vieux me priait aussitôt d'aller m'asseoir auprès de la plus empêchée, et de l'aider. D'éloge, point. Or je n'étais pas tendre, hélas! pour celles de mes compagnes qui me semblaient stupides ou lentes. Il m'arrivait de les bousculer. De quel regard douloureux, alors, sans un mot, Mlle Vieux me renvoyait à ma place, tandis qu'elle appelait tout près d'elle mon souffre douleur! Je sentais alors qu'on ne venait point de me délivrer d'une corvée, mais de m'écarter d'un poste d'honneur dont j'avais cessé d'être digne.

Les remontrances de cet ordre se faisaient sans discours, sans théories, sans phrases. Mlle Vieux ne sermonnait pas. Je ne me rappelle que deux ou trois occasions où il fallut une admonestation proprement dite, en tête à tête. Cela se passait au salon. (Cher salon rouge, si gai, toujours fleuri de quelque opulente gerbe, brassée d'épis mûrs constellée de pavots, buisson d'épine blanche ou panache de glaïeuls!...) Toutes portes fermées, commençait l'entretien. Le visage aimé était grave, la voix attristée. «Qu' est-ce que votre conscience vous reproche?» - Silence. Puis confession à voix basse. «Qu'est-ce donc qu'il vous reste à faire maintenant?»... Jamais de punition imposée. La conscience de l'enfant avait prononcé le verdict; c'était elle qui disait comment réparer le tort ou le chagrin causé. Mlle Vieux se contentait de la faire parler. Il ne restait plus qu'à lui obéir à l'instant même.

Une fois, c'était mon tour: Une nouvelle maîtresse de dessin avait fait ses débuts dans notre classe. Elle n'avait point eu l'art de me captiver, et je m'étais permis de la prendre en grippe. Mon attitude à son égard fut dédaigneuse, et je poussai l'impertinence jusqu'à faire, dans l'oreille de ma voisine, des remarques désobligeantes sur son nez. Ce nez, je m'en souviens, se terminait par une petite surface exactement carrée, faite exprès, chuchottai-je, pour qu'on y colle une image! ... Le lendemain, tête à tête au salon. «Je ne vous crois pas capable, au fond, me dit MIle Vieux, de la méchanceté que vous avez commise. Vous ignoriez, j'en suis sûre, des choses que je vais vous dire, et qui changeront vos sentiments. Mlle X. est pauvre. Elle donne des leçons pour venir en aide à ses jeunes soeurs, et à sa mère, malade. N'est-ce pas, si vous l'aviez su, vous n'auriez jamais pu la tourner en ridicule? Indisposer toute la classe contre elle?... Et maintenant, qu'est-ce que votre conscience vous commande?»... Elle me commanda, je crois, de m'humilier carrément devant la classe réunie, et de manifester, à la leçon suivante, des dispositions changées. Ce qui fut fait.

Une autre fois, c'était une jeune Anglaise, notre compagne depuis peu. On avait prévenu Mlle Vieux qu'il fallait la traiter avec de grands ménagements, parce qu'elle était très impressionnable, très nerveuse. Durant une leçon, sous l'impulsion de je ne sais quel déplaisir, voici qu'elle se jette sur le plancher, à plat ventre, en pleurant et trépignant de colère. Mlle Vieux la regarde un moment sans s'émouvoir, puis, prenant tranquillement une carafe sur le dressoir, elle lui asperge d'eau fraîche le visage. Retournant alors à sa place sans mot dire, elle reprend sa leçon et la termine. La crise de nerfs prétendue avait cessé comme par enchantement. Mais cela ne suffisait point. Le lendemain nous étions toutes à nos places pour la prière du matin, lorsque s'ouvrit la porte du salon, et Ellen entra, contrite, les yeux rouges. S'approchant, elle nous demanda, en balbutiant, pardon d'avoir troublé la veille notre leçon. Nous nous empressâmes de l'embrasser à la ronde «comme nous aurions voulu qu'il nous fût fait»... Et on n'entendit plus parler de crises de nerfs à l'école.

L'enseignement religieux que donnait Mlle Vieux était surtout pratique. A cette époque, on s'efforçait beaucoup, dans les Ecoles du Dimanche, de provoquer chez les enfants une crise de conscience que l'on pût appeler la conversion. Les cultes de certaines chapelles et maintes réunions religieuses faisaient fortement vibrer la corde émotionnelle. Mlle Vieux, toute fervente que fût son âme de chrétienne, n'inspirait pas ce genre d'exaltation et n'en donnait pas l'exemple. Le dévouement, le service joyeux du prochain, l'amour des petits et des humbles, telle était à ses yeux la vraie dévotion. Cependant, j'ai connu des moments de bonheur mystique à ses côtés. On me permettait parfois de me rendre avec elle au service divin, au temple de St-Pierre, lorsque prêchait le pasteur Coulin. Le vaste nef, où les vitraux projetaient des lueurs ardentes, m'impressionnait solennellement. La voix chaleureuse du prédicateur, ses beaux gestes, la douleur qu'un deuil récent avait répandue sur ses traits, parlaient à mon imagination. Il me semblait le comprendre, et je croyais m'élever à des hauteurs sublimes sur les ailes de son éloquence. Mais après le sermon, lorsque l'assemblée se levait pour la prière, je n'écoutais plus rien. Je retenais mon souffle. Mlle Vieux parlait à Dieu. Je me serrais tout contre elle, sûre qu'une effluve de bénédiction allait l'inonder. Et mon coeur battait de l'espoir que j'en recevrais quelque chose peut-être... (Niera-t-on que le culte des saints ne nous soit inné?)...

Hélas! mon ange gardien devait m'être ôté. J'avais douze ans lorsque, pour cause de santé, Mlle Vieux dut renoncer à son école et quitter Genève. La nouvelle d'une séparation possible, d'une séparation prochaine, s'abattit sur moi et me consterna. Toutes les dernières semaines, je me traînai sous le fardeau d'une désolation accablante et muette. Je me souviens des jours qui précédèrent l'adieu, j'en sens encore l'angoisse. Puis vint l'étreinte finale, après laquelle il ne resta qu'un grand vide noir...

Jamais plus je ne vécus dans son intimité journalière. Lorsque je la revis à diverses reprises nous sentîmes bien toutes deux que le lien était là, intact. Mais ces devoirs s'espacèrent, avant même que son départ pour Paris et mon mariage en Pologne n'eussent mis toute l'Europe entre nous.

De l'une de ces rares rencontres, cependant, je conserve dans mon coeur un portrait, celui même qu'un grand artiste devait peindre pour faire revivre toute entière l'amie qui nous a quittés. C'était à Sadex, situé au bord du lac, près de Nyon. Notre charmante hôtesse nous avait réunies pour une après-midi d'été. Comme nous étions assises sous les arbres, une mendiante parut à la porte entr'ouverte du jardin. Elle portait un enfant de quelques mois, pâle et bouffi. Mme D. dirigeait la pauvre femme vers la maison pour la restaurer, lorsque Mlle Vieux aperçut l'enfant. Elle lui ouvrit les bras. D'un mouvement de tout son buste, le petit être se porta vers elle, d'instinct. La mère exténuée le laissa prendre, et aussitôt il se blottit dans les bras qui l'avaient saisi, comme un oiseau dans son nid. Fuyant nos regards, le pauvre petit visage se serra tout contre la poitrine accueillante, et s'y enfouit; les deux bras se replièrent sur lui, les deux chères mains le couvrirent. Je contemplai alors l'amie bien-aimée, et je la vis rayonner d'une joie surnaturelle et silencieuse. Elle était là telle qu'on la vit plus tard dans l'Asile Temporaire, à Paris, l'âme même de cette maternité illimitée, de cette maternité de l'âme, effluve de Dieu, et que la Providence envoie au monde, non pour la félicité d'un foyer, mais pour la consolation de la multitude déshéritée.









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