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La leçon du grand-père
Madame Brun est ce qu'on est convenu d'appeler une bonne mère de famille. Aussi la voyons-nous au début de l'après-midi installée avec son ouvrage auprès du berceau de son bébé endormi, tandis qu'une fillette de 3 ans, Caroline, le front contre la vitre, est absorbée dans la contemplation des passants. Charles est parti pour l'école, non sans avoir auparavant préparé une petite provision de bois pour le poële. Car Mme Brun a de bonne heure habitué ses enfants à l'aider dans les soins du ménage, où elle-même se montre irréprochable. Et, lorsqu'elle se lève pour garnir le poële, tout brillant de propreté, Caroline va chercher les morceaux de bois et les tend un à un à sa mère. Puis l'enfant choisit une petite buchette de noyer, bien lisse et la prenant tendrement dans ses bras la dépose avec précaution sur le coussin rouge de sa petite chaise: "Fais dodo, bébé," dit-elle, d'une voix douce. Elle surveille et berce, gronde et caresse le bébé de son imagination qu'elle a enveloppé d'une culotte de son petit frère et pendant plus d'une demi-heure elle continue son joli babil. Seule l'arrivée de son cher grand-père M. Brun, peut lui faire abandonner un instant son jouet, que dis-je, son trésor. Mais elle ne l'oublie pas, et le grand-père remarque que la petite maman en herbe n'hésite pas à quitter ses genoux pour retirer le bébé de sa couchette improvisée et essayer en vain de l'y asseoir. Elle finit par y renoncer et le pose de nouveau raide et insensible sur le coussin rouge, non sans lui avoir adressé une gentille remontrance.
En ce moment Mme Brun quitte son ouvrage et porte le berceau où dort son bébé dans la chambre à coucher.
"Caroline, dit-elle en rentrant, apporte-moi vite ce morceau de bois qui est sur ta chaise. Maman veut faire un bon feu et il n'y a plus que trois buchettes."
Accoutumée à être obéie promptement, Mme Brun fut fort surprise en se retournant, de voir que sa fillette n'avait pas bougé; elle était toujours là debout à côté du grand-père et sur sa figure une étrange expression de crainte. "Apporte-moi le bois, chérie," répéta la mère, tandis qu'elle ramenait en avant les charbons embrasés et qu'une joyeuse clarté illuminait la chambrette. Cette fois Caroline saisit le morceau de bois, mais au lieu de le donner elle le pressa avec force sur sa poitrine, luttant avec l'énergie du désespoir, elle regarda sa mère avec angoisse et s'écria: "Oh non, pas mon bébé, pas mon bébé !" - "Quelle bêtise! Tends-le moi !" dit Mme Brun, vexée de cette résistance inaccoutumée, d'autant plus que le grand-père en était témoin et qu'elle était fière de la bonne éducation qu'elle donnait à ses enfants.
Caroline n'obéissant pas, elle s'avança vivement, arracha de ses bras l'objet de la lutte et le jeta dans le poële.
"Maman, oh ! non, maman !" cria l'enfant lorsque le bébé de son imagination lui eut été enlevé. "Non, maman!" répéta-t-elle quand la porte du poële se fut refermée sur lui. Alors se jetant sur le plancher, elle éclata en amers sanglots. La relever, la secouer, l'asseoir de force sur sa petite chaise fut l'affaire d'un instant. Mais loin d'obéir à sa mère qui lui ordonnait de se taire immédiatement, Caroline continua à pleurer si fort que Mme Brun prit l'enfant dans ses bras, lui parla longuement et avec sévérité de son refus d'obéir à sa maman, montrant ainsi, disait-elle, un si mauvais caractère que le grand-père ne viendrait peut-être plus les voir à cause d'elle.
Oh ! si Mme Brun avait compris quelque chose de la douleur de ce jeune coeur bouleversé ! Si elle avait pu voir l'angoisse avec laquelle l'enfant avait assisté à la destruction du bébé imaginaire qu'elle avait revêtu de toutes les qualités d'un être intelligent, Mme Brun n'aurait pas ajouté à tant de chagrins celui de la perte possible de l'amour du grand-père ! Si elle avait aperçu l'indignation qui bouillonnait dans le coeur révolté par la cruauté et l'injustice maternelles, Mme Brun se serait dit "Malgré tout ce que j 'ai fait pour mon enfant jusqu'à ce jour, elle a toutes les raisons en ce moment pour ne pas croire à mon amour !"
Enfin la petite Caroline s'endormit d'un sommeil agité, troublé de temps en temps par un sanglot convulsif, et sa mère la porta sur son lit, baisant malgré tout une larme qui coulait encore sur la joue rouge de colère de son enfant chérie. "Je ne comprends pas pourquoi j'ai tant de peine à élever mes enfants, soupira-t-elle tout en reprenant son ouvrage interrompu. Et encouragée par un regard de sympathie de son beau-père, elle continua: "Voilà Caroline qui avait été très sage toute la journée et vous voyez quelle scène inattendue elle me fait au premier ordre que je lui donne !"
La mère parlait encore qu'un faible roucoulement se fit entendre dans la pièce voisine et le souci de Mme Brun s'évanouit comme par enchantement. "Regardez père s'écria-t-elle en présentant triomphalement à M. Brun le bébé qu'elle venait de sortir du berceau, regardez qu'il est mignon, mon amour de garçon, mon petit trésor!" Le vieillard mit de côté le journal qu'il paraissait lire et prit l'enfant dans ses bras. L'heure du goûter était proche. Mme Brun enleva le couvercle du poële pour y mettre une casserole. Soudain quelle n'est pas son épouvante en voyant son beau-père debout prêt à jeter le bébé dans les flammes. Un cri s'échappe de son coeur. Le vieillard a-t-il donc perdu la tête ? "Laissez-moi le jeter dans le poële, Emilie," dit-il d'un ton d'autorité "ôtez-vous, laissez-moi faire !" "Mais, père, vous êtes fou !" et lui arrachant l'enfant la pauvre mère l'étreignit contre son sein, puis se jeta sur une chaise et fondit en larmes.
"Calmez-vous, ma fille, dit tendrement le vieillard en s'asseyant à ses côtés. Ce n'était qu'une épreuve, vous le comprenez déjà. Cependant, si, dans la folie, j'avais jeté votre bébé dans les flammes, je n'aurais pas commis un plus grand outrage à votre tendresse maternelle que vous ne l'avez fait tout-à-l'heure à l'égard de ces sentiments sacrés déposés par Dieu lui-même dans le coeur de votre petite Caroline.
"Toutes proportions gardées sa terreur a été aussi grande, sa souffrance aussi aigüe, son indignation aussi profonde que les vôtres. Comment pouvez-vous compter sur une
affection pure, confiante, reconnaissante avec de tels procédés ?"
"Mais, s'écria Mme Brun en tournant vers le vieillard son visage baigné de larmes, attachez-vous tant d'importance à une si petite chose ? Ce n'était qu'un morceau de bois et j'en avais besoin. Voudriez-vous autoriser la désobéissance chez Caroline pour une bagatelle comme celle-là ?"
"Je vous le répète, Emilie, ce n'était pas pour elle une bagatelle. Ce morceau de bois lui était devenu aussi cher que votre bébé l'est pour vous, et elle l'a défendu aussi courageusement que vous l'eussiez fait vous-même.
"En employant mal à propos votre autorité vous avez éloigné de vous le coeur de votre enfant que vous n'avez pas encore étudié comme il mérite de l'être. Puisse-t-elle oublier bientôt la cruelle injustice commise à son égard tandis que vous vous souviendrez, sans rancune n'est-ce-pas, de la leçon du grand-père !".
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