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Humbles comme les enfants

Cette journée, le peintre a justement achevé le portrait de son enfant. Ce portrait rit sur un chevalet, dans l'atelier doucement éclairé. Tout seul, dans une chambre sombre, en haut, l'enfant dort. La mère ravaude des bas; elle s'arrête de temps en temps, parce que cela fatigue la vue de raccommoder du noir à la lampe. Alors elle allonge les jambes et s'appuie au dossier de sa chaise basse; sans lâcher ses aiguilles, elle pose l'ouvrage sur ses genoux. Elle contemple longuement le portrait. On y voit Jacques assis sur son séant, en robe rose à pois blancs; Jacques regarde droit devant lui, tendant en avant son visage illuminé de rires et son petit poing gras qui serre un pissenlit. Autour de lui, les fleurs jaunes étalent leurs soleils; et les vrilles blondes de ses cheveux papillottent sur un ciel de saphir. Au-dessus de sa tête, les fines découpures des frênes brodent un dais ouvragé.

Maintenant, pendant que l'enfant dort, pendant que la jeune femme raccommode et regarde, le peintre lit l'Evangile.

Souvent il le lit ainsi, le soir, à haute voix, s'arrêtant pour commenter, pour interroger, pour relire. Dans le silence mesuré par le balancier de la pendule, sa voix grave dit les phrases au tour enfantin, aux mots transparents, les phrases qui coulent comme un ruisseau sur l'herbe.

Et parfois le ruisseau, et son tendre murmure, et son doux élan tranquille, courbe les plus hautes herbes et les tient humiliées: «Qu'il est difficile, mes enfants, d'entrer dans le royaume de Dieu! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu.»

Ce soir par delà la forêt aux essences résineuses, le lac dort tranquille, traversé par un ruban d'écailles argentées. Les souffles purs de la brise qui entre par la fenêtre rafraîchissent les pensées et éclaircissent les paroles divines.

Cependant le peintre a suspendu sa lecture. Une phrase l'arrête; il ne comprend pas. Les paroles si souvent relues, les mots que l'on sait par cÅ“ur, les sons familiers à l'oreille semblent maintenant étrangers. Et la pensée qu'on avait cru saisir s'envole, éparpillée.

Il demande à sa femme. Elle répond; elle veut expliquer. Mais elle aussi s'arrête; elle ne comprend pas: «le royaume de Dieu est à ceux qui ressemblent aux petits enfants: recevez le royaume de Dieu comme un petit enfant.» Que veut dire cela? Quelle est cette capacité miraculeuse qui permet au petit de recevoir ce que son père refuse.

Le peintre et sa femme ne comprennent pas. Leur être intime acquiesce à la parole du Maître. Il la sentent vraie encore, mais, quand ils veulent en préciser le sens, le sens échappe.

Il s'en affligent, car ils estiment dangereux de ne pas comprendre les paroles du Seigneur; les seules qui aient coulé d'un cÅ“ur pur, les seules qui soient une nourriture et un remède, et choses indispensables pour le corps et pour l'âme. Ne pas les comprendre, c'est ne pas distinguer un pain d'une pierre, ou un poisson d'un serpent, ou un oeuf d'un scorpion. C'est s'exposer à mourir de faim ou de poison.

Le peintre et sa femme discutent: ce n'est pas pour l'ignorance des enfants, ce n'est pas pour leur crédulité, ce n'est pas pour leur insouciance devant les dangers que Jésus les donne en exemple. Ce n'est pas parce qu'ils croient des mensonges et avalent des baies empoisonnées. Ce n'est pas parce qu'ils recevraient sans examen tout ce qu'on a écrit entre les couvertures d'un livre. La crédulité empêche la foi.

Tout le soir, le peintre et sa femme dialoguent et supposent. Mais leur pensée est comme le lac endormi dans la nuit où la pâle lune ne jette plus son mince reflet d'argent.

Le peintre feuillette ses cartons de dessin où il a copié tant de figures d'enfants: petits Jésus mélanconiques et raffinés de Botticelli, bébés affectueux et tendrement enlacés dans l'Å“uvre de Mantegna, poupons emmaillottés et saints d'Angelico, et ce gai petit bambin que moula Andrea della Robbia et qui orne le musée de l'empereur Frédéric. En vain cherche-t-il dans ces images le secret qui ouvre aux enfants la porte de Dieu. Il s'étonne de ne rien découvrir.

Surtout il s'étonne qu'après avoir tant regardé son petit Jacques, après l'avoir si souvent dessiné, après avoir terminé ce beau portrait à la détrempe, il n'ait pas pu saisir cette qualité que Jésus signalait chez les enfants, le jour où il embrassait les petits Galiléens tout bruns.

La jeune femme ajoute: puisque nous n'avons pas su regarder l'enfant que Dieu nous a donné, essayons de commencer demain.

Quand le coq qui chante dans la nuit réveille le petit Jacques, le peintre et sa femme écoutent.

L'enfant remue sa tête. Il pousse de petits soupirs, petits comme sa bouche. Il bâille. Son ongle menu gratte la moussline blanche. Et des sons indécis sortent de son gosier d'oiseau qui apprend à chanter. Il en essaie, il, en invente, il les répète quand ils lui plaisent. Et des syllabes, des mots de son invention. A-a-a, nda, a-pou-te, poute.

Il se tait, il écoute. Il lève le doigt. Dans la nuit, il ne voit pas. Pourtant il veut se dresser sur ses pieds, et fait de longs efforts pour se mettre à quatre pattes, et des soupirs profonds, comme s'il soulevait un fardeau très lourd. Le fardeau, c'est lui et ce sont ses couvertures. Quand il a cramponné ses doigts courts au bord du lit, il se campe et se balance doucement avec de petits cris joyeux.

Il fait nuit; personne ne bouge. Personne ne répond à ses appels discrets, personne ne prend garde à lui. Personne ne participe à ses jeux et ne partage ses émotions et ne prend part à ses bavardages. Il ne se plaint pas; avec ses mains, avec ses pieds, avec sa vie, il joue et se rend heureux.

Il rend heureux ceux qui l'écoutent la nuit. On allume, la figure rose apparaît au bord du berceau; elle est éclairée de joie. Par ses yeux brillants, par les rires de sa bouche, par les mouvements de ses bras qui battent l'espace, qui frappent alentour, qui enlacent, qui repoussent, qui remuent, qui se dégagent, qui vivent; par le flot intarissable de ses gais propos, par ses bons regards à ses parents, par la petite bouche qu'il leur tend et les petites mains qui les caressent, Jacques témoigne de sa joie de les voir. Eux ne s'empressaient pas; ils feignaient de ne pas entendre; ils le laissaient seul avec la nuit. Mais son cÅ“ur ingénu ne sait que leur montrer sa tendresse, son plaisir à retrouver leur visage familier.

Quand il a bu son lait, on lui donne son chat borgne, son lapin borgne et sa poupée boiteuse. Il les accueille avec un sourire. Il leur mord une jambe, un bras, une oreille, longuement. Il leur tient des discours auxquels nul ne répond. Il les jette par terre et, de nouveau s'amuse de ses mains, de ses pieds, d'un fil tiré à son mantelet, d'un rayon de lumière qui se glisse entre les rideaux.

Le moment où on l'habille est celui de l'épreuve. Passer ses bras par des manches trop étroites, perdre sa tête dans les plis de sa robe qu'on enfile, s'interrompre à chaque instant dans ses propres occupations, rester étendu sur le dos et résister au plaisir de retirer ses jambes d'un mouvement brusque de grenouille, c'est beaucoup pour la patience de Jacques. Mais il exige peu; qu'on lui laisse ronger un bout de lacet, et il supporte doucement le contre-temps.

Pourtant certains jours sans soleil, certains jours où les dents agacent les gencives roses, certains jours où papa remplace maman et consacre plus de temps qu'il n'en faut à ce rite nécessaire, Jacques pleure. La lèvre inférieure s'abaisse et s'avance; les yeux ne veulent plus voir les douces couleurs que prend la lumière sur les choses; les cris s'élèvent convaincus et les larmes qui mouillent les mèches blondes et les collent sur les tempes coulent dans de petits sillons.

Une chanson, des paroles tendres, une caresse, rien n'est efficace à calmer la peine. Un mot brusque, un mouvement d'impatience, une tape la redouble. Mais, quand l'épreuve est finie, quand Jacques, porté sur un bras, descend à la salle à manger, en un instant le dernier hoquet des sanglots se change en rire. Jacques entoure sa mère de ses bras , il jase, il rit, il montre, il s'intéresse, il consent, il accueille.

Quand il est fâché, quand il est désespéré, quand il a sangloté, quand il a hurlé et quand tout est passé, il sourit, il se confie, il embrasse, il aime. Il n'attend pas d'excuses, il n'exige pas de réparation, il ne demande point de rétractation, il ne stipule point d'engagement, il ne consent point à pardonner, il ne promet pas d'oublier; il oublie. Il a oublié. Il sourit, il se confie, il embrasse, il aime.

Tout le jour, il s'occupe à ses menus plaisirs qui sont ses travaux. A ses menus travaux qui sont ses plaisirs. Il se baisse et se relève. Il mordille la ceinture qui l'attache à sa chaise. Il tourne les pages de son livre de toile et admire le zèbre. Il apostrophe les chiens et les canards qui passent sur la route; il observe les étrangers avec circonspection. Il se promène à quatre pattes et arrache les tapisseries. Il fait ce qui se présente, une chose après l'autre, et parfois deux choses à la fois; ou aussi alternativement. Il reprend son lapin abandonné; il retrouve une croûte de pain; il se relève; il se balance de nouveau. Et quelquefois il recommence à pleurer.

Mais jamais il ne trouve les heures trop longues ; jamais il ne s'ennuie, jamais il ne tue le temps. Il a tant à faire; tant à voir, tant à toucher, tant à sucer et à mâcher, et à sentir, et à gratter, et à déchirer, et à caresser, et à interroger, et à apprendre.

Il y a tant de choses et il est si petit. Tant de choses qui méritent qu'on les observe; qui valent bien un effort; qui exigent qu'on se donne la peine, qui demandent de la persévérance. Et il a tant de bonne volonté, d'endurance, de patience. Il s'efforce si bien; il se donne si bien. Il est si absorbé. Il est tout à ce qu'il fait. Il s'oublie pour la croûte de pain, pour l'Å“il du chat borgne, pour les vaches qui passent, pour son père qui entre pour sa mère qui rit. Il rit tout entier; il regarde tout entier; il se désole complètement. Il est à ce qui l'occupe et à ceux qui le prennent.

Il est un petit être actif et remuant comme une mésange mais il pense à tout plutôt qu'à lui. Il rapporte tout à ses émotions, à ses sensations, à ses désirs; mais pas à son moi qu'il ignore et qu'il donne ingénument.

Partout où ses boucles blonde s'accrochent un rayon de lumière, partout où ses pieds menus battent un rythme incertain, la joie l'environne comme un essaim.

Dans une chambre sombre, en haut, tout seul, l'enfant dort. La jeune femme ravaude des bas. Le peintre est assis devant une petite table couverte de livres.

Ils attendent tous deux celui qui parlera le premier. Avant tout le jour observé ensemble, ayant échangé bien des propos, maintenant ils hésitent, parce que c'est le moment convenu, celui qu'on a fixé d'avance, celui où l'on doit conclure. Cela rend ce moment solennel. Ils sont un peu gênés.

Petit à petit, sans qu'on sache bien comment cela a commencé, ils expriment leurs pensées, leurs réflexions, leurs sentiments.

Ils les expriment avec humilité; car cette qualité qu'ils ont contemplée tout le jour dans leur enfant, dans ses traits, dans ses yeux, dans ses occupations, dans ses besoins, dans sa nourriture, dans sa taille, dans le son de sa voix, jusque dans ses larmes, c'est celle-là; c'est l'humilité.

Ils sont humiliés de ne pas l'avoir aperçue plus tôt et de ne l'avoir pas possédée; d'avoir été susceptibles, orgueilleux, préoccupés d'eux-mêmes, vaniteux et éoïstes, quand il était si humble, si petit, si enfant.

Et, honteux encore, en feuilletant l'Evangile, de découvrir ce soir seulement que Jésus avait dit expressément: Humble comme ce petit enfant.

A côté du mot humble qu'il a souligné, ce soir-là le, peintre a mis une date.









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