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La «Pédagogie du cÅ“ur» (1)

Ligthart est loin de méconnaître les tendances mauvaises, disons anti-sociales, que l'enfant apporte avec lui en venant au monde. Comment donc pense-t-il réprimer ces tendances mauvaises et favoriser le développement des bonnes? Il faut d'abord s'entendre sur cette distinction. Gardons-nous d'attribuer à une méchanceté innée toutes les manifestations qui nous semblent mauvaises. Bien des enfants prétendus intraitables le sont parce qu'on se trompe sur l'origine de leurs défauts; ceux-ci ont souvent leur source dans une tendance bonne, nécessaire même, et dont il suffit de reconnaître la signification pour pouvoir la canaliser dans une direction utile. Mais que faire si une éducation mal comprise ou négligée a déjà permis à ces tendances de créer des habitudes mauvaises? Alors encore, dit Ligthart, il faut avoir confiance en la force du bien qui est en vous, et aussi, si faible soit-elle, en l'enfant.

Ligthart a été le premier à mettre ses théories en pratique. Son école et sa maison se trouvaient dans un quartier populaire de la Haye. Or la populace, dans nos grandes villes, est peut-être pire que partout ailleurs, et notamment la conduite de la jeunesse des rues, son indiscipline, sa grossièreté, son vandalisme font le désespoir du public et des autorités…

«Une fois, raconte-t-il, pendant une leçon de chant, deux grosses gamines de quinze à seize ans s'amusaient, de la rue, à déranger le maître et la classe, en piaillant, en faisant des grimaces et en tapant contre les fenêtres. Le maître dut interrompre sa leçon et m'appeler au secours. J'invitai les deux vagabondes à venir assister à la leçon. Les élèves ne s'en étonnèrent point, étant habitués à des visiteurs de toute espèce. Et le maître leur fit chanter les plus beaux morceaux de leur répertoire. Dix minutes après, les deux filles s'en allèrent en remerciant poliment. En les voyant partir, bras dessus, bras dessous, causant gentiment, je me disais: nous les avons exorcisées! Non que j'eusse l'illusion d'avoir transformé en anges, d'un coup de baguette magique, ces deux coureuses de rues. Seulement, si je les avais chassées avec indignation, elles m'auraient lancé à la tête leurs jurons les plus expressifs. Au lieu de cela, comme on l'a vu, elles s'en allèrent apaisées, disposées à dire et, peut-être, à faire quelque chose de gentil.

Si la culture de l'esprit et des mÅ“urs dont nous nous piquons est réellement une force, il faut qu'elle se montre capable d'exercer une action bonne sur ceux qui ne la possèdent pas.»

Cette façon d'agir, de rendre le bien pour le mal, Jan Ligthart l'appelait sa «méthode aux oranges». Voici l'origine de ce terme: «Je demeure dans un quartier populaire. Parfois, quand nous sommes à table, des enfants de la rue viennent s'installer devant notre fenêtre pour nous regarder manger en faisant leurs commentaires. C'est ennuyeux; on ne se sent pas libre chez soi; on se fâche, on voudrait chasser ces importuns.

Mais je sais une meilleure méthode. Je m'approche de la fenêtre et donne une orange à chacun des enfants. Ils l'acceptent en rougissant et, surpris, confus, s'éloignent, sans que je le leur demande.

La belle méthode! s'écrieront les pédagogues; ces enfants reviendront demain, renforcés par des camarades! - Non messieurs; ces enfants ne reviendront pas. Voici plus de vingt ans que je pratique cette méthode… je parle d'expérience: ces enfants ne sont pas revenus, ni pour mendier des oranges, ni pour regarder à travers la fenêtre… Il nous reste la parole du Maître: «Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point». Elle sera notre guide, pourvu qu'il y ait un grain de son amour en nous.»

L'expression «méthode aux oranges» par laquelle Ligthart désignait, par plaisanterie cette attitude compréhensive, confiante vis-à-vis de l'enfant, a fait fortune: elle a passé dans le vocabulaire pédagogique hollandais. Il serait à souhaiter que la méthode elle-même passât aussi promptement dans la pratique des éducateurs de son pays et du dehors. Mais il est à craindre que cela ne prenne un temps plus long. Car il s'agit d'autre chose que d'une bonté douçâtre. Il s'agit d'une attitude que l'éducateur ne saurait adopter sans une extirpation complète d'un sentiment naturel qui semble presque indéracinable: celui de l'autorité qui s'impose.

L'attitude d'autorité que tout adulte prend instinctivement vis-à-vis de l'enfant, dès que celui-ci se comporte d'une manière qui lui semble indésirable, est peut-être le vice le plus déplorable inhérent à l'éducation traditionnelle et naturelle, parce que l'attitude de révolte qu'elle provoque automatiquement chez l'enfant supprime du coup toute influence morale positive de la part de l'éducateur. Mais il semble qu'à cet instinct d'autorité chez l'adulte réponde, chez l'enfant, celui de la défense: naturellement, l'enfant est porté à se mesurer avec toute puissance menaçant d'entraver sa liberté d'action. Il en résulte une lutte sans trêve, dont l'enjeu est l'autorité extérieure de l'adulte.

Or cette lutte, Ligthart entend la remplacer par une autre, tout aussi acharnée et tragique, mais dont les péripéties se déroulent surtout dans l'âme de l'éducateur lui-même, et dont l'enjeu est la croissance morale de l'enfant. Au lieu de s'opposer à l'enfant en lui disant: «Tu ne parviendras pas à me faire abandonner l'autorité par laquelle je me suis résolu à t'imposer, dans ton intérêt, ma conception du bien». Ligthart voudrait que l'éducateur se place à côté de l'enfant, en se disant à lui-même: Quoiqu'il arrive, il ne parviendra pas à me faire abandonner la bonté par laquelle je me suis résolu à renforcer le fond de bonté qui est en lui. Autrement dit, au lieu de se retrancher dans sa position d'autorité, l'éducateur doit se retrancher dans celle de la bonté. Mais la défense de cette position-ci exige autant de vigilance, de persévérance et de maîtrise de soi que le maintien de celle-là. Ligthart en a fait l'expérience, et l'a relatée avec sa franchise habituelle:

«Après avoir fait tant de cas de ma «méthode aux oranges», il faut que je vous avoue aussi les déboires qu'elle me causa un jour.

A la sortie de l'école, nos élèves sont fréquemment molestés par une bande de gamins impertinents de sept à neuf ans. L'autre jour, pour mettre fin à ces incidents fâcheux, et comptant sur l'efficacité de ma méthode, j'invitai les petits vandales à venir voir les pigeons dans notre cour.

Mal m'en prit! A peine entrés, il se mirent à courir dans tous les sens, à se bousculer, à marcher dans les carreaux de notre jardin d'école et à commettre toutes sortes d'excès. J'eus toute les peines du monde à me débarrasser de cette bande.

Cette comédie se répéta pendant plusieurs jours. A peine nos élèves étaient-ils sortis, que mes petits «amis» assaillaient la porte d'entrée de la manière la plus impertinente, me mettant dans l'alternative de les chasser par la manière forte ou de les laisser entrer, sans savoir comment je les ferais ressortir. Fidèle à ma méthode, je patientai jusqu'à ce que, un certain jour, le tapage qu'ils faisaient devint tel que je me décidai à ne pas les laisser entrer le lendemain, quoiqu'il arrivât.

Or il arriva que, le lendemain à quatre heures, lorsque je leur annonçai ce verdict, ils tentèrent de se forcer un passage en mettant le pied entre le seuil et la porte, en la poussant et en criant avec un manque de respect absolu. Que faire? Ce fut là le moment pénible. Les mains me démangeaient d'envie d'empoigner deux ou trois des plus impertinents, pour les flanquer dans la rue. Ça leur aurait inspiré un peu de respect, et les autres se seraient sauvés. Mais c'est justement ce que je voulais éviter: que la crainte et la haine ne m'en fissent des ennemis au lieu d'amis. Je me maîtrisai donc, repoussai les intrus avec calme et précaution, jusqu'à ce que je parvinsse à fermer la porte, mais non sans que celle-ci devînt l'objet de leur colère: ils se mirent à la bombarder de coups de pied, à tirer la sonnette, à piailler et à me crier des injures.

Je ne vous le cache pas: triste et déprimé, je traversai la cour, regagnai mon jardin et me laissai tomber sur un banc. J'avais perdu, totalement perdu la partie! Je m'étais laissé battre par une poignée de petits coquins. Triste résultat de ma pédagogie et de ma belle «méthode aux oranges». C'était un bel après-midi de septembre, mais sa beauté ne m'apaisait pas, car je ne voyais que ces petits cannibales, dansant leur danse de guerre infernale, et jubilant de la défaite du christianisme doucereux.

J'étais donc là sur mon banc, en proie au doute. Comment allais-je recevoir ces messieurs le lendemain? Les exclure? Les admettre? Mais d'une chose j'étais certain; je voulais gagner la partie. Non par instinct de domination, mais parce que je ne pouvais abandonner ces enfants avant d'avoir mis en action ce qu'il y avait de meilleur dans leur nature…

Or le hasard voulut que je lus dans une page oubliée de l'histoire de notre grand héros naval de Ruyter comment il parvint à dompter une émeute de matelots, non par la manière forte, mais par sa seule autorité morale, liée à une foncière bonté.

Quand je lis ces choses-là, il me semble que je vois le monde d'un autre Å“il… Ainsi réconforté par un «pédagogue» de la trempe de notre de Ruyter, je repris courage pour accorder à mes petits fripons égarés une nouvelle chance de montrer le côté bon et traitable de leur nature, et je pris la ferme résolution de ne pas abandonner ces coquins.

Les revoilà, mes petits intrus, je ne leur referme pas la porte devant le nez. Je ne leur rappelle pas non plus leurs impertinences. Je leur tends mes deux mains, comme s'ils m'étaient cordialement bienvenus, - ils le sont réellement - disant avec l'amabilité la plus enjouée: «Tiens, mes petits amis, vous revenez me faire visite?

- Oui maître; on peut?

- Bien sûr! mais il faut que je vous dise une chose: nos élèves ont l'habitude de ne jamais crier dans la cour. Vous ne saviez pas cela hier. Y penserez-vous?

- Oui maître. Alors on peut? Et eux aussi? («eux», étaient deux garçons plus grands, d'une douzaine d'années).

- Certainement qu'ils peuvent aussi. Je suis bien content que vous aimiez tout voir. Aujourd'hui, vous pourrez aussi venir dans les salles de classes, et je vous ferai voir les armoires et les tableaux.»

Ils étaient encore un peu excités, mais restèrent cependant auprès de moi; en entrant dans l'école, ils se calmèrent, et quelques-uns ôtèrent leurs casquettes.

«En voilà des garçons polis!» fis-je. Ce fut le signal pour les autres de faire de même…..

Je n'eus pas envers mes hôtes de ce jour-là moins d'égards que si l'élite des pédagogues internationaux était venue visiter mon école. Et cela sans effort et avec joie.

«Je leur montrai tout notre matériel d'enseignement, les modèles, les tableaux, les objets confectionnés par les élèves, le jardin scolaire. Cela devint une démonstration en règle de ma méthode, et un grand succès pour mes leçons de choses: ils comprenaient tout! et plus trace d'impertinence ou d'indiscrétion.

Mes petits amis sont revenus souvent. Deux s'appellent Jean: «moi aussi», leur dis-je. Qu'on ne s'imagine pas qu'ils aient abusé de ce renseignement pour me crier mon nom dans la rue! N'ayez pas peur de vous confier à ce petit monde; mais - entièrement! Pas d'hésitation, pas d'affectation! Ils sentent d'instinct si vos sentiments sont véritables.»


(1) Jan Ligthart, pédagogue hollandais. (Delachaux & Niestlé, S. A. Neuchâtel).









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