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Coin des petits.
- Certes, il faut de l'effort dans la vie et il faut habituer l'enfant tout jeune à savoir en donner. Mais pourquoi voulons-nous, généralement, voir dans un effort une action pénible, ennuyeuse et contre nature? Un effort est pénible à celui qui n'a pas de cÅ“ur à ce qu'il fait et qui n'a pas de but déterminé à atteindre; mais, pour un être sain de corps et d'esprit, l'effort est un besoin naturel, stimulé par le désir de dominer une difficulté. Si l'on cherche à travers les âges, on voit que la joie de vaincre les obstacles a toujours séduit les hommes et qu'ils n'ont pas reculé devant la somme d'effort considérable à donner pour atteindre leur but.
Le morceau qui suit est extrait du récit que Mme Fischer fait de sa première visite dans une salle où sont réunis 25 enfants de 3 à 6 ans, tous de familles très pauvres, sous la surveillance d'une seule personne:
«J'avisai un petit homme, d'environ trois ans et demi, qui semblait intensément occupé depuis notre entrée dans la pièce. Il tenait un cadre de bois blanc d'environ quarante centimètres de côté sur lequel étaient tendus deux morceaux de percale qui se joignaient au milieu comme les fermetures d'une robe; l'un portait de gros boutons d'os, l'autre des boutonnières, et l'enfant était absorbé par la tâche difficile de boutonner l'un sur l'autre. Le jeu était nouveau pour lui; cela se voyait aux mouvements gauches et imprécis de ses petits doigts; mais ses progrès étaient si évidents, que je le regardai longtemps, presque aussi intéressée que lui, qui, les yeux brillants d'attention, boutonnait et déboutonnait lentement, posément, sans relâche.
Tout en le regardant, je me souvins des nombreux efforts de ma petite fille pour pénétrer le secret des multiples attaches de ses vêtements. Et moi qui, avec les meilleures intentions du monde, avais souvent arrêté les petits doigts maladroits en disant «laisse cela ma chérie, maman le fera mieux que toi». Je comprenais maintenant que c'était comme si, au milieu d'une passionnante partie de billard, un joueur professionnel avait arraché la queue des mains de mon mari en lui, disant:«Restez tranquille et regardez-moi faire. Je le ferai bien mieux que vous!»
J'en étais là de mes réflexions quand mon gamin s'interrompit pour regarder le devant de sa blouse. Il y avait là une rangée de boutons de même genre que ceux du cadre, mais plus petits. Et je vis qu'une grande idée se faisait jour dans son esprit: il attrappa le bouton du milieu, reproduisant avec une curieuse exactitude les mouvements qu'il venait d'apprendre en se servant du cadre. Mais ce bouton-ci était plus petit, plus difficile à atteindre; il lui fallait baisser la tête, crisper les doigts; il s'y reprit à plusieurs fois.
Tout a coup, il fut à moitié de son entreprise - le bouton était d'un côté, la boutonnière de l'autre. Je ne respirais plus. Il se remit à l'Å“uvre. L'étoffe glissait entre ses petits doigts potelés, le bouton se mettait de travers. J'étais sur le point de céder à l'habitude invétérée et absurde de m'en mêler et de le faire pour lui, quand je vis que peu à peu le bouton entrait dans la boutonnière. Lorsque, enfin, il émergea tout entier, rond et blanc, l'enfant poussa un gros soupir et me regarda d'un tel air de triomphante extase, que j'aurais crié «Bravo!» Puis, sans plus faire attention à moi, il se leva, gagna un coin de la chambre où le sol était couvert d'un feutre épais et se coucha sur le dos, les mains croisées sous la tête, les yeux fixés au plafond, dans une pose de parfait abandon
Quatre petites filles qui avaient fini sans se presser leur repas, préparaient les tables pour les autres enfants; elles avaient de quatre ans et demi à cinq ans, et j'aurais cru un enfant de cet âge aussi capable de résoudre un calcul intégral que de mettre la table pour vingt enfants sans aucune surveillance. Elles y allaient sans hâte aucune, avec une sage lenteur, que l'impatience naturelle à ma race me fit trouver exaspérante.
A chaque instant, elles s'arrêtaient pour conférer, pour vérifier et corriger, l'alignement des couteaux, fourchettes, cuillers, assiettes et serviettes. Si intéressée que je fusse et bien que j'eusse commencé à pénétrer les idées directrices du système, j'étais si dominée par mon habitude invétérée d'exagérer l'importance du résultat pratique de toute action, que je dus me retenir pour ne pas leur prendre tout cela des mains et le mettre en place lestement.
Mais je m'aperçus qu'il n'était guère plus de onze heures, et qu'évidemment l'emploi du temps était réglé de telle façon qu'il n'y avait pas besoin de se dépêcher.
Cette phrase me frappa singulièrement et retint mon attention.
J'y réfléchis comme si je la rencontrais pour la première fois: «Pas besoin de se dépêcher», c'était comme une échappée sur l'éternité.
Et j'en vins à me demander si vraiment dans ma vie et dans celle de mes enfants, il était nécessaire de toujours tant se hâter? Vers quel but nous hâtions-nous ainsi?
..
Lorsque je m'arrachai à ces réflexions humiliantes, les fillettes, avaient fini leur tâche, et j'avais devant moi un couvert mis pour vingt enfants, mis proprement et régulièrement, sans que rien n'y manquât.
On appela les enfants, ils entrèrent en rang (lorsque l'occasion le demande, ils ont d'eux-mêmes recours à l'action collective) et ils s'assirent, sans indication, ni hésitation, chacun prenant sans doute la place qu'il avait occupée pour le travail du matin. Et à mon immense émoi, je vis entrer les quatre petites servantes, portant chacune une grande soupière de soupe chaude: je n'aurais pas chargé un enfant de cet âge de porter un verre d'eau d'un bout de la chambre à l'autre.
Les petites s'avançaient lentement, les yeux fixés sur le contenu de leurs soupières, si attentives à leur importante besogne qu'elles semblaient insensibles au monde extérieur. Une mouche se posa sur le nez de l'une d'elles. Elle fronça son petit nez, fit les plus comiques grimaces pour chasser l'indiscret insecte, mais elle ne leva la main que lorsqu'elle eut atteint la table et déposé en lieu sûr la précieuse soupière (1).
Je rectifiai sur le champ toutes mes idées fausses sur l'étourderie et le manque de maîtrise de soi des petits enfants, surtout lorsque je vis la petite se mettre aussitôt à servir la soupe aux enfants de sa table, ce qu'elle fit aussi adroitement qu'une grande personne.
(1) Tables et chaises sont proportionnées à la grandeur des enfants.
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