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Comment se cultiver au milieu des préoccupations journalières
Extraits d'une causerie faite à des mères de famille
«Notre tâche, ici-bas, jusque dans l'âge le plus avancé, se compose de deux éléments : la pratique de nos devoirs et l'agrandissement des facultés morales et des connaissances qui nous mettent en état de bien remplir ces devoirs. Toujours on doit former en soi l'instrument, et toujours on doit le mettre en usage.»
Cette citation de Mme Necker-de Saussure nous met sur la voie où nous allons marcher quelques instants.
Si nous voulons nous cultiver, ce n'est pas avant tout le temps et les occasions qui nous font défaut, mais l'état d'esprit nécessaire pour les saisir, les mettre à profit et en jouir. Le jour où nous sommes heureusement disposées, tout vient à propos enrichir notre intelligence et notre coeur. Nous avons alors la liberté de voir, de sentir, de cueillir la fleur, de goûter au fruit. Dans les mauvais jours, au contraire. les mesquines réminiscences et les appréhensions stériles entravent notre développement.
« Dieu créa l'homme à son image ». L'instinct de tout être humain est de créer. La vie de la femme en est un exemple frappant. Fiancée déjà, elle imagine un home, crée au fond de son coeur, un cadre pour l'existence à deux qui se prépare. Puis elle dispose tout dans son nouveau foyer : c'est une création déjà visible. Enfin elle anime cette demeure d'un ou plusieurs êtres à son image et à l'image de celui qu'elle aime, et elle les élève selon leur idée. Aussi les premières années de maternité connaissent-elles des heures d'ivresse et de plénitude.
Sans doute, dans ces années, il y a des fissures, des calmes plats, des obscurités; mais ces moments ternes sont emportés par le fleuve de la vie qui monte: époque unique ou la femme donne le tout pour le tout, sans compter, et reçoit plus qu'elle ne peut étreindre. Malgré le contraste de sa condition présente avec son existence de jeune fille plus libre - en apparence - de se cultiver, elle a plus que jamais le sentiment d'accomplir sa mission; et comment sa nature profonde n'en serait-elle pas fécondée ?
Mais le temps fuit si vite ! Un jour, regardant autour d'elle, elle s'avise que déjà le mobilier de son salon commence à se faner
Il y a tout de même un nouvel équilibre à trouver, une synthèse plus consciente à établir entre les deux genres de vie qu'elle a connus, la vie sociale et la vie du foyer, les livres et les soins domestiques, le idées générales et la pratique.
Je me souviens d'avoir entendu la doctoresse Champendal déclarer qu'aucune carrière féminine ne demande autant d'intelligence que celle de mère de famille.
On dira que la conduite même de son ménage est un obstacle au renouvellement de sa culture. Sans doute ! Qu'elle ne perde pourtant pas courage et comprenne que dans toutes ses occupations, même les plus prosaïques, elle peut trouver l'occasion de se cultiver.
Si nous faisons nos emplettes nous-mêmes, depuis le saindoux jusqu'au crêpe georgette, en passant par la boîte de champignons conservés, les poireaux et les chaussettes, nous sommes à même de suivre la vie agricole, commerciale et économique de notre pays d'une façon originale et captivante. Cela vaut la lecture de beaucoup d'articles de journaux !
La nécessité de collaborer dans nos ménages avec des employés d'autres régions, d'autres goûts, d'autres points de vue politiques, nous oblige à une largeur, à une bienveillance sans lesquelles le métier de maîtresse de maison devient intolérable. C'est notre « Entr'aide internationale ! »
Pour des raisons de gourmandise et de sentiment trop longues à expliquer, je me sers chez six épiciers. L'un a passé avec les siens de l'Eglise libre à l'Armée du Salut, le second est adventiste, le troisième scientiste ; ma couturière est méthodiste : me voilà au courant des sectes ! Le mari de ma couturière est agent de police, le fiancé de ma cuisinière aussi : dans ce moment, c'est palpitant ! L'homme qui s'occupe de mes plate-bandes est en même temps employé de tramway ; les employés de tramway sont des « rouges » : c'est très utile à voir de près ! Le fermier d'à côté est président de la Société de pomologie et cite Buffon et J.-H. Fabre sans sourciller. Ma quatrième épicière a un fils qui passe sa licence en lettres ; j'ai un cordonnier qui va régulièrement voir sa vieille mère à Vienne, etc
Je vous assure que j'ai eu l'occasion d'apprendre bien des choses sur mon prochain et sur nos institutions. Cela vaut l'Ecole sociale pour femmes !
Et que n'apprenons-nous pas avec nos enfants ? Non seulement en nous intéressant à leurs études et en leur faisant réciter leurs leçons, mais en les écoutant, en les regardant vivre.
Un gros obstacle, il est vrai, c'est la fatigue. Certaines femmes ont une peine infinie à se développer dans cette perpétuelle vie en commun qui est celle d'une mère avec de jeunes enfants. Il y a celles qui manquent d'aide et de temps, et doivent tout faire vite. Il y a celles qui ne sont jamais seules, le logement étant trop petit pour pouvoir s'isoler. Il y a celles qui arrivent épuisées à la fin de la journée parce qu'elles ont abusé de leurs forces.
Mais dans ces fatigues quelle part ne revient pas, souvent, à notre manque d'ordre, c'est-à-dire de bon sens et surtout de volonté ! Notre corps est un serviteur. C'est un instrument de l'esprit et nous le traitons parfois comme le plus vil des esclaves (quand, par exemple, exténuées, nous lui imposons des veilles plutôt que de nous priver d'une conférence ou d'un concert). Il faut le traiter en serviteur utile et ne pas le négliger.
Et que dire de notre intelligence, à laquelle nous donnons des nourritures fausses ou mauvaises et dont nous satisfaisons toutes les gourmandises ! Ne faut-il pas lire ce que tout le monde lit!!
Si, pourtant, nous sommes décidées à ne pas nous laisser envahir par le snobisme intellectuel, nous saurons discipliner notre esprit. Le secret d'une vraie culture, c'est de tout subordonner l'essentiel. « II faut réagir, écrivait récemment Abel Bonnard, et dominer les petites choses pour appartenir aux grandes.
Nous devons chercher à entretenir et à augmenter le capital de richesses intellectuelles et de talents que nous avons fait valoir avant notre mariage ; mais il est probable que nous ne pourrons pas entretenir et augmenter toutes ces richesses. Tandis que de nouvelles aptitudes se développent en nous, il en est d'autres qu'il faudra laisser dormir, avec le sentiment angoissant que nous les perdons pour toujours.
Ne cédons pas trop à ce sentiment. Dans le domaine artistique, en tout cas, nous retrouvons nos dons. Plus maladroites dans la forme, nous sommes en même temps plus décidées dans notre intention, dans notre vouloir. Nous avons perdu notre " technique ", nous sommes moins maîtresses de nos moyens d'expression quand nous reprenons nos instruments de musique ou de peinture ; mais notre palette, avec moins de couleurs, donne des tons plus chauds, et notre lyre, avec moins de cordes, des sons plus pénétrants.
Je crois aussi que, si dans le gros bagage intellectuel de nos premières années il y a forcément beaucoup de lest qui tombe de la nacelle, le triage qui se fait n'est pas complètement arbitraire. Ce que l'esprit, la mémoire retiennent, c'est, dans une certaine mesure, ce qui est le plus congénial à la personne, ce qui s'est imprimé en elle et contribue à lui donner son relief moral propre, ce qu'elle a conservé par un instinct profond parce qu'elle en avait besoin pour traverser sa vie. Ce qui tombe, pourrait-on dire en changeant un peu d'image, n'est souvent qu'un gravier d'alluvion qui voilait le modelé du terrain. Aussi prenons-nous un respect nouveau pour ce qui nous reste, pour toute connaissance qui est bien nôtre et pour tout effort conquérant qui tend à l'accroître.
Mais l'important est de comprendre que si, au début, nos dons variés ont sans doute leur raison d'être en eux-mêmes et méritent d'être cultivés pour leur propre rendement, ce n'est pas là cependant leur destination dernière. A travers la lente transformation de nos vies, nous sentons peu à peu que ces dons sont des outils que nous devons apprendre à utiliser de manières diverses, et que notre vraie fin est de créer le bonheur de ceux qui dépendent de nous. Notre affaire, c'est de créer un climat dans lequel les jeunes plantes puissent se développer, un royaume où la liberté circule, une confrérie aimante; créer quelque chose qui tient dans le creux de la main et qui nous échappe si nous serrons trop fort, quelque chose d'unique parce que c'est la somme de deux efforts mystérieusement alliés, quelque chose de délicat comme la ligne que trace l'artiste, ce «trait, toujours en danger de mort», comme disait un critique d'art.
Ces capacités que nous avons développées, que nous brûlions de faire produire, d'exercer encore, deviennent peu à peu des compétences, assurent notre jugement, nous aident à diriger, à comprendre, à écouter
Connaissez-vous ces foyers où la mère déjà grisonnante, heureuse sans paroles, et sans aucun talent qui ait un nom, tend constamment à faire à chacun sa place, ramène au centre celui qui se croit oublié, assure à chacun son autonomie, donne à chacun sa chance de concourir à l'entente générale ? C'est ce que j'appellerais l'art de la vie intime.
«Le maître de maison (la maîtresse aussi) tire de son trésor des choses anciennes et des choses nouvelles.»
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