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Albert Anker, grand-père
J'ai eu le bonheur, comme enfant, d'avoir, à côté de la maison paternelle une seconde demeure : c'était la maison de mon grand-père Anker (1), à Anet, dans le Seeland bernois. Les souvenirs de cette maison ont illuminé toute notre enfance.
La maison existe encore, une chère vieille maison de paysan, avec un immense toit en auvent. Derrière la maison s'étend un grand verger, terrain de jeux idéal pour des enfants. La maison est toujours là, accueillante, les choses y sont restées tellement pareilles, qu'il me semble que grand-mère doit être encore assise à sa place devant la fenêtre.
Et grand-père ? Il est en haut, dans son atelier. Lorsque j'y arrive, il me dit :« Tiens, te voilà, petite? Comment cela va-t-il à la maison ?» Et tout de suite il s'intéresse aux livres que je lis et il me demande si je sais quelque chose de l'Odyssée. « Sais-tu, pendant que je peindrai, tu m'en liras quelques pages. Mais maintenant, il nous faut descendre pour le dîner, sinon grand-mère ne serait pas contente. »
Quand le temps est beau, le couvert est mis dehors derrière la maison. La soupe fume. « Si grand'maman n'était pas là, dit grand-père, nous prendrions notre assiette, nous ferions un tour dans le verger, et notre soupe se refroidirait. Mais ce n'est pas permis de le faire.» Je regarde grand'maman du coin de l'oeil : elle sourit.
Après le dîner, nous allons dans toutes les chambres pour les saluer les unes après les autres. Ma soeur et moi nous couchions dans une confortable alcôve, à côté de la chambre de nos grands-parents.
Pendant la nuit, les orages sont quelque chose de particulièrement beau. Dans le Seeland, les orages sont très fréquents et d'une violence extrême. Comme le village d'Anet est situé sur la hauteur, il arrive souvent que la foudre tombe sur une maison ou sur un arbre. Aussi, pendant la nuit, si l'orage était très fort, il fallait se lever. Ma tante nous réveillait. Très excitées, nous nous habillions rapidement et nous nous précipitions dans la grande chambre où nos grands-parents étaient déjà tranquillement assis près de la table. Mais grand-père n'est pas aussi tranquille qu'il en a l'air. Il se tourmente pour sa maison, pour son cher village, pour les beaux arbres et pour la forêt. Grand'mère, elle, est le calme personnifié. Elle fait une patience et cherche à nous occuper. « Enfants, pensez à ce qu'il faudrait sauver en premier lieu si la foudre tombait sur la maison. Vous pourriez déjà le rassembler afin d'être prêtes. » Et nous voilà occupées à réunir tout ce qui nous passe par la tête, tandis que grand'mère nous recommande de n'oublier ni ses lunettes, ni celles de grand-père.
Je montais très souvent dans l'atelier de grand-père. C'est l'endroit de la maison que j'aime le mieux. Le coin dans lequel est le bureau de grand-père, est orné de vieilles images toutes petites, photographies ou daguérreotypes de ses amis, de sa mère qui mourut lorsqu'il avait 17 ans, de ses frère et soeur. Grand-père ne parle pas souvent d'eux : c'est un sujet trop triste. Mais il évoque cependant parfois le souvenir de son frère qui avait toujours tous les premiers prix en classe et qui mourut si jeune, ou celui de sa soeur qui mourut à 15 ans.
Il y a dans l'atelier de grandes bibliothèques et grand-père doit se servir d'une échelle pour atteindre les livres des rayons supérieurs. Là aussi des tableaux garnissent les murs, copies d'oeuvres des grands maîtres. Là-bas, dans les belles vieilles armoires, il y a les vieux costumes et les antiques chapeaux merveilleux. Et dans ce tiroir que nous connaissons bien, dorment les marionnettes fabriquées par grand-père : le fils du roi, la fille du roi, le méchant homme en manteau rouge et le vénérable ermite.
Le soir, caché derrière le dossier d'un grand fauteuil, grand-père nous joue de merveilleuses comédies avec ces marionnettes.
La fille du roi - grand-père prend pour elle une voix particulièrement tendre et douce - se perd dans la forêt. Elle rencontre un méchant homme qui veut lui dérober son magnifique collier. Il la menace de sa longue épée. A ses cris de détresse accourt le fils du roi; il transperce le méchant homme qui meurt en proférant d'affreuses imprécations et le vénérable ermite arrive à point nommé pour unir le fils du roi à la fille du roi qu'il a délivrée.
Nous bavardions beaucoup avec grand-père, lui parlant de nos professeurs et de nos camarades. Mais si nous disions quelque chose de peu aimable au sujet de quelqu'un, grand-père nous regardait par dessus ses grosses lunettes en disant :« Je n'aime pas ceux qui parlent mal des autres. Crois-tu par hasard qu'on ne peut dire que du bien de toi? »
Je faisais souvent la lecture à grand-père pendant qu'il travaillait. Nous avons lu ensemble toute l'Odyssée. A ce moment j'allais encore à l'école primaire, mais grand père savait bien qu'un enfant est parfaitement capable de sentir les beautés d'un tel poème et qu'il assiste, le coeur battant d'émotion, à toutes les aventures des héros.
Mon grand-père s'intéressait beaucoup à l'histoire, surtout à celle de l'antiquité. Il avait réuni quelquesunes des dates les plus importantes, nous les faisait apprendre et nous interrogeait là-dessus. Ma sÅ“ur m'écrivait une fois :« Grand-papa a été content de moi. Je sais non seulement les douze dates indispensables à l'homme mais aussi les vingt dates agréables à savoir. »
Pendant que nous allions encore à l'école primaire, nous eûmes la chance de prendre la coqueluche. Le médecin ayant ordonné un changement d'air, on nous envoya à Anet chez nos grands-parents. Il y avait beaucoup de neige et nous nous lugions pendant des journées entières. Mais il y avait des devoirs à faire pour l'école
Ici grand-père oubliait ses principes pédagogiques. Que nous fassions de l'arithmétique avec grand'mère, passe encore, mais toutes ces pages d'écriture : « Ecris-moi une lettre ou un mot au commencement de chaque ligne et j'écrirai le reste pour toi. » J'écrivais en tremblant des A majuscules. - « Secoue la table, disait grand-père, mes A ne sont pas aussi tremblotés que les tiens. » Nous obéissions volontiers et nous secouions la table tandis que grand-père écrivait. Mais ma soeur écrivait si mal au commencement de chaque ligne, que grand-père qui imitait consciencieusement ses lettres, n'eut qu'un 3 pour son travail
Plus tard, il continua toujours à s'intéresser à nos travaux d'école. Il nous écrivait souvent, nous donnant des conseils pour nos compositions et nous rendant attentives à la beauté des poèmes aux rythmes harmonieux.
Il nous parlait souvent de la mort. « Ce serait beau si, au Paradis, je pouvais prendre des leçons de peinture avec Raphaël. » Une fois il nous dit :
« Je suis un vieux philosophe et je désire mourir avec sérénité. » Si je lui disais : « Mais, grand-père, il ne faut pas que tu meures encore », il me répondait :« Tu ne sais pas comme je rirais si demain je me réveillais au Paradis. Je suis comme les patriarches, vieux et rassasié de jours.»
Son voeu a été exaucé et je suis sûre que c'est en riant qu'il s'est réveillé au Paradis, ce beau matin de juillet 1910 où il nous a quittés.
(1) Le peintre bernois bien connu auquel nous devons les admirables scènes de la vie suisse si souvent reproduites.
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