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En lisant: Chiens perdus sans collier, de G. Cesbron
Le petit Alain Robert, pupille de l'Assistance Publique (A.P.), son ami Marc Forgeot, retiré à sa famille, et leurs camarades sont placés dans le centre de Terneray, en France, où une équipe de chefs et cheftaines se consacre à leur éducation. Quelques enfants ont grandi dans la banlieue de Paris, avec la rue, le cinéma, le bistrot; d'autres, absolument seuls au monde, méfiants et sauvages, les A.P.
« Ils prirent donc l'habitude de se réunir le dimanche, les sans-nom, les laissés pour compte! Ils s'aggloméraient, lourds, sombres, amers : pareils à la lie au fond d'une bouteille; ils traînaient en silence dans les bois, échangeant leurs souvenirs désastreux ou mûrissant des plans d'évasion impossible. Car fuir Terneray, c'était facile ! Mais comment s'évader de cette prison de papier, l'Assistance? »
« En fait, ils enviaient les orphelins: ceux-là avaient en une maison; on gardait leur place dans le monde; ils pouvaient aller dans un cimetière et voir leur nom de famille écrit sur une pierre
Ce n'était pas la faute des orphelins si leurs parents avaient disparu ! Personne ne peut vous reprocher la malchance; au contraire! on vous considère, on vous plaint
Tandis que des parents qui vous ont abandonné, qui jamais n'ont cherché à vous revoir, à savoir à qui vous ressembliez. « Fallait-il qu'on n'eût pas su se faire aimer! ou qu'on eût été laid! »
De leurs parents, jamais ils ne parlaient entre eux ni à personne. Chacun bâtissait à l'écart son palais fragile. »
On soir, un des grands s'étant moqué de la mère d'Alain Robert, la bagarre éclate; instinctivement les enfants forment deux camps.
« Ils se battent en silence, les dents serrées. On n'entend que le choc mat des coups, le ahan de ceux qui les donnent et, parfois le aïe de ceux qui les reçoivent
Dans la nuit, ce n'est pas sur les copains que cognent les A. P., mais sur les visiteurs du dimanche, les familles nombreuses : sur tout ce qui, hors des murs de Terneray, vont et viennent librement, et surtout portent un nom
Ils tapent sur le monde entier, aveuglément, et trouvent bien naturel de recevoir coup pour coup : ils en ont l'habitude !
Et les enfants de justice, en face, cognent sur ces témoins, ces types que les flics n'ont jamais tenu par le poignet, qui n'ont jamais attendu des heures derrière une porte cadenassée, jamais baissé la tête devant un juge! »
L'instituteur, surnommé Tomawak, a fait cesser la bagarre; il a réuni les enfants dans la salle d'école, il leur parle. Son visage est devenu si dur et si douloureux que les gosses se sentent tous coupables, brusquement.
« Vous n'avez donc pas compris que, séparément, vous n'êtes que de pauvres gosses et que vous ne pouvez vous en sortir que tous ensemble ? Et que, si vous devez vous battre, c'est côte à côte ? Vous battre, un jour, pour sortir de votre crasse, de vos taudis, de votre prison! Nom ou pas nom, famille ou pas famille, vous n'êtes déjà que des matricules !
Nous faisons exprès de mêler les scolaires et les apprentis, les petits et les grands, dans chaque pavillon, pour vous donner l'habitude de protéger et de comprendre
Mais vous, vous avez trouvé autre chose : les délinquants contre les A.P. !
»
Problèmes collectifs et individuels, secrets enfouis au fond des coeurs, choix de l'attitude qui doit éviter aussi bien la protection que l'affection trop chaude, tout est difficile dans cet effort pour adapter à la vie réelle ces enfants mal partis. Le docteur Clérant et la jeune, cheftaine Françoise parlent d'Alain Robert.
« - Ne l'aimez pas trop ! reprit-il après un silence et d'un ton qui se forçait à la sécheresse. Ou, du moins, ne le préférez pas
Et ne le laissez pas s'attacher trop à vous!
- C'est le seul bien que je puisse lui faire pourtant !
- Le pire mal, le jour où il ne vous aura plus !
Pour Alain Robert, il ne s'agit pas de remplacer sa mère, mais de le former à l'idée de vivre sans mère
»
Autour de ces enfants perdus, se forme une chaîne de bonne volonté et d'amour: chefs, cheftaines, avocat de la liberté, surveillée, médecin et le plus consacré à la cause, M. Lamy, le juge de l'enfance. Parlant avec son substitut, il lui demande brusquement:
«- Madame votre mère vit-elle encore?
- Mais
oui! (L'espace d'un instant, une expression enfantine a ensoleillé son visage.)
- Alors, vous ne pouvez déjà pas comprendre ce que c'est que de n'avoir plus de mère. Mais ne pas en avoir, Doublet, n'en avoir jamais eu - aucun de nous ne peut le comprendre ! C'est un peu comme si nous cherchions à savoir quelle notion un aveugle peut avoir de la lumière
Ce gosse est infirme pour la vie. »
Et plus tard, M. Doublet succède à M. Lamy au tribunal de l'enfance et lui demande une sorte de testament en faveur de l'enfant délinquant.
« Jugez-le toujours sur ce qu'il est et non sur ce qu'il a fait
Ce n'est pas un petit homme, Doublet, mais un petit d'homme
Au milieu de nous autres, grandes personnes, il est pareil - on l'a dit - à un étranger, un étranger qu'on persécute
Il est plein de bonne volonté, mais pas de volonté. Alors Doublet, ayez la patience de résoudre les cas un par un
Ayez toujours l'air de suivre l'enfant : respectez ses présomptions ! Il a tellement besoin de grandir - et on ne grandit pas sans casser du bois autour de soi
Ne dites pas non plus: « Celui-ci mérite<7i> d'en sortir!
» Ils en ont tous le droit; et vous avez le devoir de les en sortir, un à un, tous !
Ils font le mal, mais ils rêvent du bien, soyez-en sûr!
Et lorsque vous serez las de leur ingratitude, de leur instabilité, quand vous serez tenté d'être dur, fermez les yeux un instant, Doublet : pensez à vous, à moi, à nous tous ! Retrouvez humblement en vous le sens de la fragilité des êtres
M. Lamy se tut; et l'autre respecta sans peine ce silence qui, depuis un instant, leur tenait lieu d'amitié. »
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