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Pimprenelle a horreur des gros mots
Dans le salon où je suis en train de lire, La Mouche entre vu se tortillant d'un air excédé. Retenu par le cordon, son chapeau lui pend sur la nuque et son manteau s'entr'ouvre sur sa robe fleurie. Combien comique, sur ce petit visage de moins de quatre ans, cette expression d'une femme de cinquante.
- Alors, La Mouche, ça ne va pas?
Elle se laisse tomber dans un fauteuil.
- J'ai été dans les magasins avec maman. On était en retard
Alors, on a couru.
Elle prend un temps, puis ajoute, m'observant du coin de l'oeil : - Je suis « crevée » !
Je ne bronche pas, tant je sais qu'il suffirait de marquer de l'étonnement, ou de dire, ou de gronder, pour que le verbe crever passe dans le vocabulaire de ma fille. Il vaut mieux affecter de trouver tout ça naturel.
Quand je répète à Pimprenelle l'écart de langage de La Mouche, elle ne semble pas trouver ça aussi drôle que moi.
- Ca n'a rien d'étonnant! Tu ne fais jamais attention à ce que tu dis devant cette enfant
Pour ma part, j'ai toujours été choquée des termes dont tu te sers, mais ça n'avait guère d'importance
Maintenant que tout ce que nous disons est systématiquement enregistré par une petite espionne avide d'enrichir son vocabulaire, c'est beaucoup plus grave
- Il faut d'ailleurs constater l'extraordinaire préférence que marquent les enfants aux choses qu'ils ne peuvent pas dire
On passe deux heures à leur apprendre que ceci s'appelle une porte, et cinq minutes après, ils l'ont oublié. Mais qu'on lâche un gros mot devant eux et ils vous le resservent à la première occasion, avec un opportunisme ahurissant.
- Raison de plus pour t'observer.
Je demeure coi, d'autant plus qu'il est vrai que mon langage est loin d'être toujours académique et que Pimprenelle ne s'y est jamais habituée. Un vieux fond de puritanisme sommeille en elle et je me suis même souvent amusé, par taquinerie, à le réveiller.
Pimprenelle est de ces êtres qui disent toujours exactement leur pensée, vertement parfois, avec virulence même, sans qu'un mot grossier s'infiltre dans les pires mercuriales. Elle ne ménage rien ni personne - pas assez à mon gré - mais le fait en termes sinon fleuris, du moins honnêtes.
Le soir, comme La Mouche est dans son bain et barbote, avec des petits cris joyeux, elle écrase le cygne de celluloïd qui se prélassait sur l'eau savonneuse. Pimprenelle redoute une crise de désespoir, mais La Mouche la rassure tout de suite.
- Ca arrive, tu sais, fait-elle. Ça c'est des choses que on s'en fout!
L'histoire m'a été rapportée, mais je n'ai pas besoin d'y avoir assisté pour imaginer La Mouche dans l'eau qu'elle aime tant, son petit corps cambré en arrière et ses mains accrochées au rebord de la baignoire. Je vois son oeil un peu narquois, mais un peu inquiet aussi, fixé sur sa mère. Elle sait parfaitement que ce qu'elle vient de dire est très vilain et peut déclencher, soit une fessée, soit un éclat de rire
Les parents sont si incohérents !
Mais Pimprenelle a feint de rie rien entendre. Elle a attendu mon retour pour donner libre cours à son indignation.
Ah ! ça promet! Si à quatre ans, elle est déjà aussi mal embouchée, que sera-ce plus tard?
Mon chéri; je t'en supplie, il faut que cette enfant n'entende plus jamais un propos qu'elle ne puisse répéter. Et j'ai trouvé, un truc pour t'obliger à t'observer. Nous allons acheter une tirelire et chaque fuis que tu emploieras un mot grossier tu y mettras cent sous.
- Ca risque de me coûter cher.
- Le contenu de la tirelire servira à acheter une bicyclette à La Mouche quand elle sera plus grande.
Je vais me croire obligé de jurer, maintenant, pour que ma fille puisse faire du vélo avant qui âge canonique.
- Ta, ta, ta!
Elle aura sa bécane toujours trop tôt.
- Mince alors!
- Ça y est, cent sous !
Oh ! tu exagères! Mince n'a rien de grossier. Foutre non!
Cette fois, je n'y coupe pas, et je paie, trouvant tout de même la plaisanterie assez saumâtre.
A quelques jours de là, un dimanche après-midi, nous avions des amis pour le bridge, des amis pas très intimes et fort distingués. Comme Pimprenelle, un plateau à la main, s'apprêtait à servir le thé, La Mouche fit son entrée. Elle revenait du Guignol, où l'avait conduite sa bonne.
Révérences parfaites. Ma fille dit bonjour à tout le monde, avec infiniment de bonne grâce, et même un peu de cabotinage. Exclamations unanimes: « Quelle enfant délicieuse !
Quel chou!
Et comme elle est bien élevée!
»
Pimprenelle rayonne. Elle sourit avec modestie et reprend le plateau qu'elle avait déposé.
Mais La Mouche entreprend le récit de son après-midi:
Il est drôle, Guignol, tu sais
Et puis y se cache pour y veut faire croire au gendarme il est parti
Mais quand le gendarme y revient
c'était marrant!
Pimprenelle tique, un peu inquiète, mais La Mouche poursuit:
- Et pis, le gendarme, y s'a foutu par terre.
Un fracas ! C'est Pimprenelle qui a lâché son plateau.
Alors, dans le silence aterré, résonne, martelé, ponctué, claironnant et magistralement sonore, un mot, un seul et tel que Cambronne lui-même ne dut pas le jeter mieux aux Anglais. Et ce mot, - oui,vous avez bien compris, ce mot-là - c'est de la bouche de Pimprenelle qu'il est sorti !
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