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« Pas très loin, mais tout seul »
L'avez-vous vu ce petit bonhomme de 4 ans? Il tenait à la main un filet à provisions. Son nez arrivait juste au niveau du comptoir de l'épicerie. Il se hissait sur la pointe des pieds pour mieux voir la vendeuse.
C'est dans le pavillon de la Saffa « Parents et enfants » que j'ai vu la photographie de cette petite scène. L'image en elle-même, n'avait rien qui frappait à première vue. Mais il suffisait de lire le commentaire qui l'accompagnait pour s'y intéresser davantage : « pas très loin, mais tout seul ».
On se représentait sans peine tout ce qui s'était passé avant que l'enfant ne se trouve seul, avec son filet à provisions, devant ce comptoir presque aussi haut que lui. On imaginait le dialogue qui avait précédé le départ :
- Pierre, j'ai besoin d'une salade et de deux citrons. Tu va aller tout seul, comme un grand garçon, me les chercher au magasin.
- Oh, mais je n'ose pas. Je ne saurai pas.
- Si, je suis sûre que tu es capable de faire ça très bien le magasin est sur le même trottoir que notre maison. Il n'y a pas besoin de traverser. Nous y sommes souvent allés ensemble. Allons voici le filet et le porte-monnaie.
- Et si je rencontrais un gros chien? Et si je ne trouvais pas le magasin ?
- Eh bien! puisque c'est la première fois que tu fais une commission tout seul, je resterai à la fenêtre. Je te verrai sur le trottoir ; je veillerai à ce qu'il ne t'arrive aucun mal.
Et voilà notre petit bonhomme qui s'est mis en route. Que de sentiments bouleversants et contradictoires il éprouve! Il est gonflé de fierté parce qu'on l'a jugé capable de s'aventurer seul jusqu'à l'épicerie. Mais il est également assiégé de doutes et de craintes.
Comment oserait-il accomplir un tel exploit s'il n'était pas sûr que sa mère le protège à distance?
Partir seul jusqu'à l'épicerie, c'est un événement dans la vie d'un enfant de 4 ans. Mais je suis sûre que cet événement préparé par de modestes, mais nombreuses missions executées à l'intérieur de l'appartement :« Ces chaussettes sont raccommodées va les porter dans ton tiroir s'il-te-plaît ». « Veux-tu me chercher le gros savon qui est sur le lavabo » ? « Apporte-moi le pot bleu. Je veux mettre ces fleurs dans l'eau ».
Si la maman de Pierre était une femme toujours presssée et toujours inquiète, elle aurait jugé inutile de « perdre du temps » et confier de telles besognes à son jeune fils. Elle aurait gagné quelques minutes en rangeant elle-même les chaussettes ou en transportant dans ses mains expérimentées le savon ou le pot bleu. Ainsi, toutes les besognes ménagères auraient été exécutées rapidement et impeccablement. Mais Pierre n'aurait pas appris à assumer de petites responsabilités en rapport avec sa taille et son âge.
Je suis persuadée que si maintenant, Pierre est capable de se débrouiller seul dans certaines circonstances, c'est parce que sa mère à su depuis toujours, éviter de faire elle-même, très vite, ce que l'enfant était capable de faire tout seul, lentement.
Quelle patience et quelle persévérance il a fallu à la mère et à l'enfant lorsque, à 18 mois, Pierre a voulu essayer d'enfiler seul ses pantouffles ! Ces maudites pantoufles qui prennent un malin plaisir à se présenter toujours le talon en haut et la pointe dessous
Au lieu d'intervenir et de dire à son fils :« Laisse-moi les mettre; tu es beaucoup trop petit », la mère a eu la sagesse de lui laisser tout le temps dont il avait besoin pour apprendre à connaître à fond la forme étrange de ses chaussures et la manière mystérieuse de les enfiler. Elle savait que, toutes les fois qu'un enfant manifeste le désir de faire une expérience, cela signifie qu'il est assez grand pour la faire. Cela ne veut pas dire qu'il réussira du premier coup. Certes non! Mais cela veut dire que tout est prêt en lui pour s'intéresser à un nouvel apprentissage.
C'est bien d'un apprentissage qu'il s'agit. Et tout apprentissage demande beaucoup de temps. Les adultes mettent deux ans, trois ans voire même quatre ans, pour acquérir les bases élémentaires de leur profession. Pourquoi un petit enfant de 20 mois à 3 ans ne mettrait-il pas des heures, des jours et des semaines pour parvenir à mettre convenablement ses souliers, à boutonner correctement sa jaquette, à se servir habilement du couteau et des ciseaux? Quand un enfant très jeune fait preuve de beaucoup de dynamisme et désire passionnément se tirer d'affaire tout seul, il faut que les parents se réjouissent de ce zèle et acceptent d'appliquer devise du maréchal Lyautey « Nous sommes pressés ; allons lentement ». Sommes-nous impatients de voir notre cadet devenir indépendant?
Laissons-le recommencer interminablement l'expérience grisante qui consiste à enfiler un pantalon qui s'obstine à ne pas se laisser hisser plus haut que les genoux. S'il appelle à l'aide, gardons-nous bien de faire le travail à sa place. Contentons-nous de l'encourager dans sa laborieuse entreprise et disposons devant lui le pantalon récalcitrant de manière à ce qu'il soit facile à enfiler. Après vingt expériences absorbantes concernant l'apprivoisement du pantalon, l'enfant victorieux se sentira prêt à affronter un nouvel apprentissage. Ou bien, il éprouvera le besoin de se reposer sur ses lauriers pendant quelques semaines. Peu importe, pourvu que vous soyez là pour encourager et secourir et non pour forcer la nature ou la freiner.
Si vous avez la patience et la sagesse de permettre à votre petit de vous faire « perdre du temps » de cette manière, vous aurez la joie de découvrir plus tard que finalement, tout cela s'est traduit par du temps gagné. L'enfant qui entre à l'école sachant s'habiller seul, nouer les lacets de ses souliers, se servir de ciseaux sans faire courir de danger à ses yeux ou à ceux de ses voisins ; celui qui sait faire seul de petites commissions chez la voisine ou dans le magasin du quartier, celui-là se sent fort. Il ne se sent pas pris de panique en face de situations nouvelles qui lui paraissent périlleuses. Sous le regard attentif et protecteur de ses parents, il a déjà appris vaincre seul toutes sortes de difficultés. Maintenant, l'habitude
prise. Il n'y a plus qu'à continuer dans le même sens.
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