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Caprice ou état d'âme ?
Un père et une mère décident, le soir, d'aller au cinéma, en laissant l'enfant - un enfant de 7 à 8 ans - à la garde d'une étrangère. Crise de larmes. " Qu'est-ce qu'il a à pleurer, ce jeune idiot? La dernière fois que nous sommes sortis, il n'a rien dit. " Alors on peut entendre des réflexions comme celles-ci: " Il faudrait peut-être demander à Monsieur l'autorisation de sortir? Qui commande ici, nous les parents, ou toi, le moutard? On ne se laissera pas faire. On te dressera ". L'ordre de mettre l'enfant au lit est quelquefois assaisonné d'une claque, et les parents s'en vont la conscience tranquille : ils ont fait leur devoir parce qu'ils ont dressé leur rejeton.
Le " dressage compréhensif "
Loin de moi la pensée de supprimer le dressage: il est nécessaire: du moment que l'enfant n'est pas appelé à vivre seul, comme Robinson, mais à faire partie d'un groupe d'abord réduit, la famille, puis plus vaste, l'école, et enfin encore plus vaste, la société, il faut bien lui donner des habitudes qui rendront possible l'adaptation au groupe. Qu'il s'agisse de la formation de l'enfant soit dans sa famille, soit en classe, il faut donc que parents, instituteurs ou professeurs, aient toujours en tête que les garçons ou filles dont ils ont la charge seront obligatoirement membres d'une société dont ils devront respecter les règles. Rien ne serait plus pernicieux que l'éducation en vase clos. C'est ainsi qu'un des grands bienfaits de l'école est justement d'enrober l'enfant dans une pâte sociale, qui le gênera d'abord, mais à laquelle - sauf cas exceptionnel et qui relève du morbide - il finit par s'habituer. Oui, il faut qu'il y ait un dressage - mais un dressage compréhensif. Méfiez-vous des slogans ou des vieilles histoires d'une sensiblerie à la Greuze : l'homme d'âge mûr qui pleure d'attendrissement en songeant aux coups de fouet de son enfance : "Oh! mon père, quelle gratitude je te dois des coups de fouet qui ont fait de moi ce que je suis devenu !" Qu'est-il devenu, cet homme d'âge mûr? L'histoire ne le dit pas
Méfiez-vous de tout cela et gravez bien dans votre tête que cette mauvaise littérature est faite pour endormir les réflexions et donner à bas prix bonne conscience.
Reprenons l'exemple de tout à l'heure. Nous sommes d'accord avec les parents dont nous avons parlé : il ne faut pas que l'enfant commande à la maison. Mais ces parents avaient remarqué que l'enfant ne pleurait généralement pas au moment de ces sorties nocturnes, mais avait pleuré ce jour-là : s'ils avaient le droit d'être maîtres dans leur famille, n'avaient-ils pas aussi le devoir de chercher le pourquoi de ce changement d'attitude ? Caprice, ont-ils dit. Sans doute. Que ce mot est commode!: " Pourquoi ne manges-tu pas de lentilles? - Je n'en veux pas. - Mais la dernière fois tu en as mangé
- Oui, mais aujourd'hui je n'en veux pas. " Alors résonne le mot " caprice " avec toutes ses harmoniques: éclats de voix, claques, menaces, etc. Supposons que dans ces scènes de famille l'enfant ait droit à l'assistance d'un avocat. L'avocat ne demanderait-il pas à la partie adverse, c'est-à-dire aux parents: " Monsieur et Madame, êtes-vous sûrs d'avoir toujours mangé des lentilles avec le même appétit ? Et vous, Monsieur,
n'avez-vous pas un jour repoussé votre assiette de lentilles en songeant à l'excellent déjeuner qu'avaient fait deux de vos confrères célibataires et dont ils vous avaient, avec cruauté, récité le menu? Il vous souvient peut-être aussi, Monsieur, que vous avez regardé votre femme et votre fils d'un oeil peu amical. Les empêcheurs ! pensiez-vous ". Eh oui ! L'enfant peut se trouver quelquefois dans des conditions physiques ou morales qui rendent non seulement cruelle mais inefficace et très dangereuse l'application stricte d'un système de dressage établi plutôt en fonction de certains impératifs familiaux et sociaux que de la nature de l'enfant - nature dont le comportement diffère suivant l'état physiologique ou psychologique et l'influence du milieu.
Nous, adultes, considérons comme tout à fait normal que Monsieur et Madame, ayant eu un soir le désir d'aller au spectacle, satisfassent ce désir, mais nous traitons comme insupportable l'enfant qui le même soir, a justement un besoin particulier de tendresse, souffre d'une sorte de langueur, que seule la présence de sa mère pourra soulager
Et il se trouve justement que ce même soir, cette mère, tendrement aimée, a besoin de s'évader. Nous ne la condamnons pas. Encore une fois l'enfant ne doit pas être le maître. Mais ne condamnons pas non plus l'enfant : il a droit lui aussi d'avoir des " états d'âme ". Ecoutez la lecture de cette page de Marcel Proust que j'extrais de son oeuvre intitulée : " Combray ".
" Le seul d'entre nous pour qui la venue de Swann devint l'objet d'une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C'est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, Maman ne montait pas dans ma chambre. Je dînais avant tout le monde et je venais m'asseoir ensuite à table, jusqu'à 8 heures où il était convenu que je devais monter; ce baiser précieux et fragile que Maman me confiait d'habitude dans mon lit au moment de m'endormir, il me fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder tout le temps que je me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s'évaporât sa vertu volatile, et, justement ces soirs-là où j'aurais eu besoin de le recevoir avec plus de précautions, il fallait que je le prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans avoir le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui s'efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu'ils ferment une porte pour pouvoir, quand l'incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l'ont fermée. "
Certains de mes lecteurs vont se récrier : " Mais cet enfant est d'une sensibilité maladive! On ne peut pas faire état d'un pareil exemple ! " Je ne veux pas discuter. Je veux bien croire que la plupart de nos enfants ont la peau plus épaisse que le jeune Marcel. Mais savons-nous bien ce qui se passe dans l'âme d'un enfant, même d'un petit enfant? N'oublions pas que les peines des enfants sont peut-être moins durables, mais plus fortes et plus douloureuses que celles des adultes. Ils sentent plus intensément que nous. Considérez, si vous le voulez, que le tableau que fait le jeune Marcel de son chagrin n'est vrai, dans ses raffinements, que pour certaines âmes d'enfants, mais veuillez admettre qu'il reproduit assez exactement un de ces chagrins d'enfant, que nous, adultes, nous considérons comme inexistants parce que nous ne connaissons pas nos enfants et parce que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes.
Conclusion
L'éducateur se trouve en face d'un enfant qui est ce qu'il est, tel que l'a fait la nature, avec ses qualités et ses défauts, ses possibilités et ses insuffisances. Il est ce qu'il est et il ne faut pas lui en vouloir puisque si on lui a fait cadeau de la vie, ce n'est pas sur sa demande. L'éducateur ne peut avoir la prétention de le changer. Tout ce à quoi il peut prétendre, c'est tirer parti de ce qui existe. Mais attention! On risque de tout casser par excès de zèle ou d'amour-propre. Il faut que l'éducateur se mette d'abord dans la tête qu'il y a chez tout enfant (je répète qu'il ne s'agit ici que des enfants normaux) une sorte d'élan, d'énergie, qui a besoin de se dépenser pour le bien ou pour le mal - je dirais presque au petit bonheur -, la conscience de l'enfant étant assez cahotique. Il faut bien se garder de briser ou de brider cet élan, même s'il se manifeste au début comme tendant vers le mal plutôt que vers le bien. Il faut seulement, sans lui faire perdre de sa force, savoir l'utiliser. Méfions-nous d'un système d'éducation négatif, à base de menaces et de punitions, qui risque d'amenuiser ou d'amollir cette force, ce besoin d'agir dont le jeu nous donne un signe irrécusable. Essayons, au contraire, par un système d'éducation positif, en attirant l'attention de nos enfants sur ce que les hommes ont fait de grand et de bien, en leur montrant par le spectacle même de notre vie ce qu'est une vie digne, essayons d'utiliser cette force en vue de satisfaire d'autres aspirations que celles qui procèdent de nos instincts les plus bas.
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