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Les « Entretiens sur l'éducation » est un mensuel publié sans interruption depuis plus de 100 ans.
Le site www.entretiens.ch vous offre la possibilité de consulter en ligne ces extraordinaires archives parcourant/ponctuant au jour le jour l'histoire de l'éducation familiale d'un bout à l'autre du XXème siècle.
La survie de la brochure mensuelle imprimée parallèlement à la distribution virtuelle à travers le site est le garant de la poursuite de cette aventure. La rédaction est assurée de façon bénévole par un groupe de parents passionnés par la réflexion et l'écriture autour du vécu familial. Les frais d'impression du journal et la gestion du site (100 000 pages demandées par mois??)....30.- par an (20€).
En dehors du grand intérêt pour vous de cette matière exceptionnelle, que vous soyez jeune parent, chercheur dans une université ou simplement intéressé par l'évolution des comportements humains, votre soutien par l'intermédiaire d'un abonnement nous est indispensable.
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Frère et soeur.

Tout en taillant sa soupe, ma mère réveillait mon frère :
- Adrien, lève-toi ! Tu vas te mettre en retard ! Tu as la prière à faire, les boudins à cuire, les lapins à soigner avant de partir pour ton école !
Ces mots, ma mère les répétait au moins une dizaine de fois avant que la tête de mon frère émergeât au-dessus de l'édredon. Ce n'était que lorsque le ton marquait la limite du danger, qu'il se décidait à le faire. Sa tête ! Elle aurait attendri des pierres par son expression accablée. On aurait dit un être poursuivi par une injuste cruauté, et qui eût mis cependant son point d'honneur à obéir au bourreau. Sans ouvrir les yeux, il partait à la recherche de ses effets pliés sur une chaise au pied de son lit. Je l'admirais beaucoup, car, malgré ses yeux fermés, il s'arrêtait juste devant la chaise. Une moment il restait debout devant elle, sans bouger ; puis il commençait à s'habiller avec des gestes d'une lenteur triste, en exhalant des soupirs de découragement qui fendaient l'âme. Entre haut et bas il se plaignait :
- Quelle vie ! Il vaudrait mieux être chien. Oh ! oui ! je serais sûrement plus heureux, chien. Seulement, je voudrais être chien de chasse !
Les premières fois que j'avais entendu mon frère émettre ce triste voeu, sans hésiter j'avais pleuré. Puis, peu à peu, à force de l'écouter, j'en étais arrivée à prendre mon parti de cette transformation qui m'apparaissait inévitable. J'aurais pourtant préféré qu'elle n'arrivât pas, car plusieurs choses me tourmentaient pour l'avenir de mon frère lorsqu'il serait devenu chien. Garderait-il son même visage, son cache-nez rouge et noir autour du cou, ses sabots ? Et surtout, serait-il obligé de mordre de ses propres dents les pattes des vaches pour les conduire aux champs ? Je n'osais poser ces questions à personne. Un matin où les plaintes de mon frère étaient plus amères que de coutume, je me risquais à lui demander :
- Adrien, pourquoi que tu veux devenir chien ?
Mon frère avait neuf ans, c'était pour moi un personnage important. Visiblement, ma question lui avait déplu. De surprise il ouvrit les yeux, et il me toisa d'un oeil clair et méprisant, en me jetant :
- Toi, la fille, t'occupe pas d'ça ! T'es trop bête pour comprendre.
Et comme fatigué de cet effort, ses paupières étaient retombées lourdement sur ses yeux vifs.
- Adrien, les vaches sont grosses et méchantes ; quand tu seras chien elles te tueront. Le matin, quand t'es parti à l'école, elles viennent pour manger les géraniums à maman à travers les trous du grillage ; il faut que Médor les morde pour qu'elles ne mangent et ne saccagent pas tout. Je voudrais que tu les voies ! Elles se mettent à plusieurs pour essayer d'embrocher le chien avec leurs sales cornes. Le Médor, lui, il est malin, il sait se défendre. Mais toi, elles verront bien que tu n'as pas l'habitude d'être chien, et elles se vengeront sur toi. Surtout que tu n'auras sûrement plus ton arbalète pour te défendre !
Il me fallait du courage pour dire mes soucis à cet être supérieur qui m'écoutait dédaigneusement, comme quelqu'un qui connaît la valeur du temps qu'on lui fait perdre. Son attitude me troublait, elle mettait mes idées en broussailles, et au milieu de ce désordre j'avais peine à trouver les mots dont j'avait si grand besoin. En désespoir de cause, je tournais les yeux vers maman ; mais, indifférente à tout ce qui se passait autour d'elle, elle continuait à tailler son pain :
- Adrien, si tu renonces à devenir chien, j'te donne tous les sous de ma tirelire !
Le visage de mon frère perdit son impassibilité, et après un temps convenable de réflexion, il répondit :
- La fille, tu m'demandes un gros sacrifice ! Mais j'ai besoin de dix sous. Donne-moi dix sous et je ne deviens pas chien !
Je ne fis pas la sottise d'embrasser mon frère comme j'en avais envie. J'avais appris à mes dépens qu'il n'aimait pas les mignardises de ce genre. Un jour il avait rapporté de la foire un mirliton. Ce mirliton était assurément d'une beauté exceptionnelle. Au bout de son corps mince pendait une épaisse touffe de papiers multicolores. Lorsque mon frère appliquait sa bouche sur le délicat instrument, le mirliton se mettait à chanter, la chevelure de papier commençait à danser et, dans un bruissement doux et soyeux, les couleurs devenaient vivantes. J'avais une envie folle de prendre à pleines mains toutes ces belles couleurs mêlées. Mais mon frère lisait dans mes yeux mon envie criminelle, et il veillait. Avant de partir pour l'école, chaque jour, il le portait dans un vieux grenier au plancher défoncé où il m'était impossible d'aller le chercher. Le soir il allait le reprendre, et devant ses camarades éblouis, à nouveau il faisait revivre le mirliton. Un soir, hélas ! le mirliton refusa de vivre. Alors mon frère me le tendit :

- Tiens, la fille, prends-le ! je te l'donne.
Je n'en croyais pas mes oreilles. J'ouvris tout grand mon petit tablier en satinette bleue, et j'y couchai avec amour le prestigieux présent. Poussée par un élan de reconnaissance, je me jetai au cou de mon frère. J'eus là une bien mauvaise inspiration. Froissé de ma démonstration publique et voulant passer pour un garçon sans faiblesse devant ses camarades, mon frère reprit le mirliton, et je ne le revis jamais.









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