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Lettre d'un septuagénaire à un futur retraité
Cher ami inconnu,
Te voici à la veille des festivités qui vont marquer ta retraite : discours, éloges, hommages, cadeaux de ton personnel et de tes supérieurs, et je te sens vaguement inquiet en te demandant ce que l'avenir te réserve.
Inutile de te cacher que, non seulement cette inquiétude est justifiée, mais encore qu'elle vient beaucoup trop tard. Si tu avais lu le Docteur Tournier tu saurais que c'est il y a dix ou quinze ans que tu aurais dû commencer à te préparer à cet événement. Comme tu ne l'as certainement pas fait, je vais me permettre de te donner quelques conseils sur l'essentiel en te priant de ne pas t'étonner si j'ai l'air de te faire la leçon car tout dépend en cette matière de l'attitude que l'on adopte envers les autres. Elle influe de manière décisive sur la qualité de notre vie.
Bien que les pasteurs divisent en général leur sermon en trois points, je diviserai le mien en deux seulement : l'art de n'être pas malheureux et l'art d'être heureux.
La vertu indispensable au retraité pour n'être pas malheureux, c'est la modestie.
Elle est très nécessaire déjà par le fait qu'on se trouve amputé d'une partie de sa personnalité, de cette part importante consituée par l'activité professionnelle. Hier on était directeur ou fondé de pouvoirs ou employé de telle ou telle maison, ou bien fonctionnaire, ou boucher, ou ouvrier, ou mécanicien. Aujourd'hui on n'est plus rien qu'un monsieur sans aucun titre et, sur les registres d'hôtel, on indiquera sous la rubrique profession : retraité ! Or, accepter de n'être plus que soi-même n'est pas facile et c'est l'occasion ou jamais de faire l'apprentissage de cette humble vertu qu'est la modestie.
Personnellement je me suis demandé si je ne commençais pas à vieillir le jour où je me suis aperçu que dans le domaine de l'art, littérature, musique, peinture, les oeuvres modernes m'apparaissaient étranges ou même incompréhensibles. Au début je condamnais avec une certaine assurance tout ce qui ne me plaisait pas : peinture abstraite, poèmes sans rimes et farfelus, « nouveau roman », musique pop, etc. Puis je me suis aperçu que j'étais, sinon seul de mon avis, du moins dans la minorité et que, non seulement les jeunes et les snobs, mais aussi des critiques en qui j'avais confiance admiraient ce qui me paraissait insensé et s'enthousiasmaient pour des Å“uvres que je jugeais sans valeur.
J'ai alors réfléchi que, moi aussi, j'avais eu dans ma jeunesse la prétention d'être à l'avant-garde et que je considérais avec condescendance les vieux qui n'y comprenaient rien. J'ai été au nombre des premiers qui lisaient Ramuz et le tenaient pour un grand auteur alors que les gens d'âge le traitaient par le mépris. J'ai entendu un excellent poète et fin lettré genevois déclarer que Ramuz écrivait « dans une espèce de charabia». Que dirait-il aujourd'hui en voyant qu'on réédite ses oeuvres complètes et qu'il est partout considéré comme le plus grand auteur de la Suisse romande ? De même lorsque je m'enthousiasmais pour Marcel Proust les personnes « cultivées » s'indignaient qu'il fît des phrases tenant trois quarts de page. Mêmes constatations en matière de peinture et de musique.
Ces réflexions m'ont incité à plus de retenue et je suis arrivé à la conclusion qu'il est sage de prendre modestement acte des oeuvres qui me déplaisent en admettant que d'autres peuvent y trouver du talent ou du génie, et qu'ils ont peut-être raison. Oserai-je ajouter que je n'ai pas eu à regretter ce changement d'attitude et que mes efforts pour assimiler ce qui me paraissait d'abord indigeste m'ont procuré en définitive bien des joies et des satisfactions.
Ce n'est pas dans le domaine de l'art seulement qu'on se sent dépassé. Toutes les notions qui ont fait et font encore la texture de notre existence : le mariage, l'éducation des enfants, l'idée de patrie, la démocratie, la société politique et économique, tout est remis en question. Or ce n'est pas nous, devenus des membres passifs de notre société de consommation, qui allons transformer celle-ci. Il est, certes, merveilleusement intéressant d'observer, même sans y prendre part
activement, les transformations qui s'opèrent sous nos yeux. Mais il est nécessaire pour cela d'avoir une attitude qui ne soit ni carrément négative, ni trop critique et qui permette d'accepter en toute modestie que certaines notions sur lesquelles nous avons vécu méritent peut-être d'être revisées. Cette attitude ouverte et positive n'exclut d'ailleurs pas l'esprit critique, ni un certain sens de l'humour. Rendons hommage aux écologistes qui défendent courageusement la « qualité de vie », mais sourions lorsqu'ils nous annoncent qu'on a gravement compromis l'équilibre de la nature en combattant les mouches au moyen de DDT ou autres produits analogues et qu'il faut se réjouir de les voir revenir en nombre à l'assaut des corps nus des baigneurs ! Il y a dans l'écologie, la futurologie et autres sciences nouvelles une inépuisable source de gaîté ! L'essentiel est de ne pas se laisser gagner par la tristesse, le pessimisme et le découragement devant une évolution que nous ne pouvons pas, ou presque pas, infléchir.
Quant à l'art d'être heureux, j'en ai fait l'apprentissage d'abord avec mon chat.
Nous avions déjà un chat alors que j'étais encore dans la vie active. Mais il ne jouait qu'un rôle secondaire dans mon existence. L'ayant perdu au moment de ma retraite, nous avons adopté un petit chat blanc qu'on nous décrivait comme très affectueux. Il l'était en effet si l'on entend par là qu'il avait besoin de caresses et d'affection. Mais je n'ai pas tardé à constater que les chats sont d'une indépendance farouche, qu'ils font ce qu'ils veulent et non pas ce que nous voulons. Mais en même temps je me suis aperçu que j'étais heureux chaque fois que cette petite bête venait quémander un peu d'amour. Et depuis longtemps des habitudes sont prises dont j'aurais peine à me passer : lorsque je travaille à mon bureau, il saute sur mes genoux, il y reste quelques minutes pendant lesquelles je suis obligé d'interrompre mon travail, puis va s'installer sur le siège qui est en face, jouant le rôle irremplaçable du compagnon discret mais présent. Dans tout cela il n'y a en réalité aucun échange. C'est lui qui quémande les caresses et c'est moi qui les donne quand il le veut et aussi longtemps qu'il le veut. Et pourtant j'éprouve la plus grande satisfaction à sentir la chaleur de sa fourrure et il me semble que je travaille mieux lorsqu'il me tient compagnie.
De cette expérience j'ai tiré quelques conclusions pratiques. Sans vouloir comparer les humains aux chats, je constate que, comme eux, ils ont davantage besoin d'être aimés que d'aimer, qu'ils sont souvent à la recherche d'une marque d'intérêt, ou de sympathie, ou d'affection. Or nous autres qui n'avons plus les soucis et les préoccupations d'une profession, ce devrait être notre fonction dans la société de rendre un service, de témoigner de l'intérêt à ceux qui en ont besoin, en un mot
d'être disponibles. Et je ne crois pas m'avancer trop en affirmant que c'est là une des grandes sources de satisfaction que nous puissions trouver.
Je songe notamment aux joies que tu pourras éprouver en étant disponible pour tes petits-enfants si tu as la chance d'en avoir. Jouer avec eux lorsqu'ils sont petits, leur raconter des histoires, les aider lorsqu'ils vont à l'école, recevoir peut-être leurs confidences lorsqu'ils sont adolescents, c'est le privilège des retraités et c'est aussi une façon délicieuse de remplir son existence.
Je te souhaite donc d'entrer modeste et disponible dans le troisième âge et d'y faire, grâce à ces deux vertus, beaucoup plus importantes que tous les « hobby » que l'on a coutume de conseiller aux retraités, une belle carrière.
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