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Nous, les parents libérés
Je suis entrée dans sa chambre. L'air frais du matin gonflait les rideaux de soie puce. Elle dormait sur le ventre à demi dénudée. J'ai embrassé son dos à peine doré. Elle a grogné. Tourné vers moi son visage plein de sommeil. Une mèche brune cachait l'un de ses yeux, tendre l'autre me souriait. Elle avait l'air d'avoir douze ans, elle en avait dix-neuf. J'ai ravalé mes doléances: «Ton réveil a sonné, tu ne l'as pas entendu? Ta chambre est un capharnaüm
»
Je me suis assise au bout du lit. L'ai regardée recommencer à vivre. Sous le drap blanc son corps se dessinait mince et rond. Elle s'est retournée d'un coup de reins. Un de ses seins légers a jailli, découvert par le drap. Du bout de ses longs doigts, pudique, elle l'a remonté. J'ai eu envie d'embrasser ses épaules enfantines. Par terre, près du lit, le cendrier débordait de mégots. Les fleurs de son anniversaire mouraient, faute d'eau, dans le vase d'opaline. Nous nous taisions. J'attendais le bonjour quotidien. Ses yeux noirs, sérieux, me regardaient. Nous étions vendredi.
«Vous partez à la campagne demain?»
J'ai remarqué le «vous», qui me liait à son père et l'excluait de nous. «Moi, je passe le week-end avec Jean.»
Sa voix était calme. J'ai contrôlé la mienne.
«Tu veux ton déjeuner?»
J'ai quitté la chambre pour gagner la cuisine. Parce que mes mains tremblaient, j'ai renversé du lait à côté de la casserole. A la porte elle m'a embrassée: «Ne fais pas cette tête-là, je préviendrai ton bonhomme, qui est aussi mon père.»
Et puis elle est partie. Par la fenêtre du salon, je l'ai regardée s'éloigner, ses cours de fac sous le bras. L'autobus arrivait.
Je me suis précipitée pour regarder ma tête. J'avais ma tête de tous les jours. Ce jour-là était un jour comme les autres, à un petit détail près
Plus le temps passait et plus ce petit détail grossissait, grandissait, prenait de l'ampleur. Le visage de Jean était au bout de mon balai. C'est lui que je secouais en secouant le chiffon à poussière. Même le chat gris avait pris le visage de ce Jean que je connaissais à peine. Il miaulait: «Je la veux.»
Pour le faire taire, j'ai découpé du foie. Il s'est tu. Je l'ai même caressé. Il a ouvert tout grands ses yeux jaunes : c'est normal, tu sais! S'est endormi. Repu.
Jean-le-Chat était dans son bon droit. Le droit qu'ont tous les Jean de vouloir une fille, même s'ils ne l'aiment pas. Il avait raison. C'était normal, bien sûr. Ne l'avais-je pas moi-même répété bien des fois: «Le jour où tu seras amoureuse, n'hésite pas, ne rate pas ton premier amour»? Elle suivait mes conseils. De quoi lui en voulais-je? Et de quoi m'en voulais-je?
De ne pas l'avoir élevée comme je l'avais été, obligée de mentir et de dissimuler? De ne pas m'être dérobée à l'heure des questions? D'avoir offert à ses dix ans la mythologie grecque, les moeurs joyeuses de ses dieux, l'amour d'Apollon pour les jeunes garçons? D'avoir nourri ses treize ans de Claudines ambiguës, de Jeunes Filles acides et de Nathanaëls? D'avoir, somme toute, refusé de tricher? Je ne pouvais rien renier, pourtant je me sentais trahie. Elle était belle, avait envie d'aimer et je lui en voulais
J'aurais dû la remercier. Elle m'avait fait le don de confiance. Sous la phrase anodine - «Moi je passe le week-end avec Jean» - il y avait tant d'inexprimé. Elle attendait de moi un élan plutôt qu'un déjeuner. J'avais même changé de tête, paraît-il. Elle me l'avait dit en refermant la porte. Je ne suis rien de plus qu'une mère comme tant d'autres, empêtrée de tendresse, repliée sur un amour égoïste, devenu pour elle insuffisant. Je devrais être à genoux mes bras autour de ses genoux. J'ai l'âme recroquevillée et les bras étriqués.
Elle a marché le dur chemin de l'adolescence. Affronté les invites grossières, les bouches et les sexes offerts à son regard de chaque côté du chemin, vu les étals de viandes tarifées par le prix d'un journal, souri de la pilule donnée comme un bonbon. Sans doute a-t-elle été troublée, écoeurée, tentée peut-être, petit cheval buté, crinière au vent, prêt à mordre qui mord, entamé par les plaies que se font les petits chevaux qui trottent en s'accrochant aux ronces
Le petit cheval aux dents blanches a continué sa course. Il s'est arrêté pile pour évaluer l'obstacle. A pris un temps de réflexion. Décidé de le franchir. A henni tout joyeux: «Moi je passe le week-end avec Jean.» Durant toute la journée, la petite phrase a creusé un tunnel, à coups d'élancements, de révoltes, de sursauts. Elle s'est installée bien au chaud au creux de mon ventre, s'est enroulée autour de mon coeur. L'a fait cogner durement. A donné l'ordre à mes mains d'arrêter leur travail. M'a jetée, rebellée, contre le lit défait d'où montait son odeur.
J'ai gémi: «Pas encore, elle a toute la vie.» J'ai prié Dieu sait qui: «Laissez-la nous un peu.»
Et je m'en suis voulu de tant d'hypocrisie. Si sa vie s'arrêtait
Alors je me suis raisonnée. J'ai remis un peu d'ordre dans la chambre-fouillis. Lavé la jupe bleue et le chemisier blanc.
Quand son père est rentré, nous nous sommes regardés. Il savait. Aussi bêtement que moi, plus durement que moi encore, il souffrait. «Vers quelle heure veux-tu partir demain?» Je nous ai regardés au travers de ses yeux et nous ai détestés.
Elle allait vers la fête, et nous prenions le deuil et nous la trahissions. Galope, petit cheval, galope sans te retourner.
Il est venu pour toi le temps de galoper.
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