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Flasch sur une anti-pédagogie
Il nous a fallu d'abord tout apprendre de ce qui apprivoise l'enfant venu d'ailleurs, que l'on va chercher tout chaud ou tout froid, suivant la saison, mouillé de larmes ou de pluie, petit paquet chiffonné, maculé par le long voyage, méfiant, craintif. Pour lui, découvrir ce qui apaise, le lait chaud, le biscuit, le jouet donné par une autre main d'enfant, tout ce qu'au-delà des mots, on partage aussitôt, gestes universels de l'amour, qui réchauffent, réconfortent, onomatopées de la tendresse, tel le son de la voix qui calme l'animal apeuré.
« Ici, on n'est pas battu! »
La plupart des petits enfants que nous avons accueillis à notre foyer, au cours de ces trente années, nous sont arrivés désarmés par leur dérisoire combat de survie et ont été vite apprivoisés. Ce fut moins facile avec les plus grands, déjà blindés en apparence par une vie de misère, des gars-à-qui-on-ne-la-fait-pas et qui nous observent à l'arrivée, sans savoir que, la gorge serrée, nous sommes aussi intimidés qu'eux, trouvant plus simple de les laisser déambuler dans la maison, choisir un livre, un jouet ou se balancer dans le jardin, jouer avec le chat et puis manger. La nourriture détient ce pouvoir d'établir un contact élémentaire qui désarme l'angoisse et signifie: «Ici, je mangerai, j'aurai chaud, je ne serai plus seul ou maltraité», réalité que les autres ont vite fait de confirmer: «Ici, on n'est pas battu !»
Et la vie commence, pleine d'imprévu, de nouveauté, de découvertes mutuelles, d'apports, chacun à son niveau. Nous, les responsables, qui sommes là pour donner, suggérer, conduire, et les jeunes qui vont apprendre de nous l'essentiel et tâcher de vivre une enfance heureuse malgré le handicap au départ: l'abandon des parents naturels.
Il y a longtemps, j'avais été frappée par les propos d'un père de famille chevronné déclarant: «Avant de me marier, j'avais cinq principes éducatifs fondamentaux, dont l'ORDRE, en priorité. Maintenant, j'ai cinq enfants et plus de principes!» Il me semblait alors qu'il exagérait. J'ai toujours aimé l'ordre, c'est plus gratifiant, comme on dit. Mais mère de famille nombreuse, j'ai dû reconnaître très vite que l'ordre est une notion subjective, et accepter de vivre dans ce qu'on pourrait appeler à première vue le désordre, mais qui en fait n'est qu'une manifestation exubérante de la vie.
Ainsi, un de nos cadets avait une passion pour le découpage: vieux catalogues, prospectus, journaux, tout passait au fil de ses ciseaux à bout rond. A trois ans, il découpait des bandes de papier qu'il nouait ensemble et accrochait à une espagnolette, à une poignée de porte, transformant notre living en salle des fêtes. Il restait ainsi des heures, appliqué, inventif, heureux. Un autre, au même âge, avait une prédilection pour la batterie de cuisine, qu'il déménageait dans son petit panier du placard aux marches d'escalier, où il installait un inventaire rigoureux, dont il ne changeait jamais l'ordonnance. Certains visiteurs impromptus, baissant la tête sous les guirlandes de papier et enjambant les couvercles, ont souvent pensé que nous étions de piètres éducateurs. Et pourtant, nous ne nous sommes pas trompés, ces deux petits sont devenus de beaux jeunes gens équilibrés, l'un aussi fantaisiste qu'avant et l'autre méthodique et très soigneux.
L'enfant qui se forme dans un climat de sécurité, de patience, s'il se sent soutenu et dirigé, trouve souvent tout seul le moyen de résoudre ses difficultés. Cette découverte nous a libérés d'une certaine inquiétude au moment de l'adolescence, toujours imprévisible dans ses manifestations. Il n'y a pas de solution toute faite et il faut faire avec ce que l'on a.
Vivre pleinement la vie de ses enfants
Depuis 1946, où nous avons ouvert notre foyer aux orphelins de la guerre, nous avons élevé 37 enfants, avec en permanence une douzaine d'entre eux âgés de 16 mois à 18 ans, très différents les uns des autres, non seulement de caractère ou de mentalité, mais de race. Fonctionnant sans autre aide que celle du mari, père de famille à plein temps, faisant tout, tous les deux, à la fois éducateurs, bonne à tout faire, homme de peine, meneur de jeux, administrateur et catéchèse, il est évident que nous n'avons pas eu le temps de jouer à l'entomologiste, ni de nous pencher à l'excès pour analyser les réactions, les tics ou les manies de nos chères petites têtes. Notre psychologie est donc des plus rudimentaires, née de la vie, expérimentée sur le tas au fil des jours, elle est dans ses grandes lignes d'une évidente simplicité. La théorie reste à faire.
Nous avons vécu pleinement la vie de nos enfants, plus que la nôtre, dans un pays sauvage mais beau où, par la force de l'isolement, nous étions peu sollicités par les mondanités. Avec les aînés, nous avons restauré une vieille ferme ensoleillée, assez vaste pour que chacun y soit à l'aise. Ils ont donc partagé nos occupations, comme nous avons partagé leurs jeux, le plus souvent au bord de la mer à la belle saison ou autour de la table familiale, près du feu de cheminée, allumé dès les premières pluies
Quelle chance de pouvoir encore, dans la liberté, rire, chanter et travailler au mieux de ses possibilités en apprenant, et ce n'est pas facile, les priorités du bien commun. Chez nous, dans ce domaine, à la manière scoute, les corvées baptisées services, ont toujours été faites sans histoire: essuyer la vaisselle, peler les patates, balayer les communs, allumer le feu, jardiner, scier du bois, avec le libre accès aux instruments des grandes personnes, la tondeuse, la scie, les couteaux, les allumettes, sans que personne ne se soit jamais grièvement blessé.
Des enfants, nous n'avons que leur enfance
Comme partout, les petits devenus grands ont réclamé leur autonomie, supportant plus ou moins bien les inconvénients d'une vie en communauté où il est difficile de s'isoler et de mettre à l'abri ses précieuses affaires. Evolution normale. Le moment était venu de quitter la cellule familiale pour faire ses expériences et découvrir le vaste monde au-delà de notre île.
Des enfants, nous n'avons eu que leur enfance
c'est un lieu commun. Ils se réalisent en nous quittant et c'est hors de nos regards que lève la graine patiemment semée. D'autres profitent de la moisson et en cueillent les fruits. Certains sont encore verts, mais la vie est longue et nous avons depuis longtemps accepté de ne pas voir la réalisation de la promesse «qui est pour nous et pour nos enfants» sur laquelle est fondée notre espérance.
Nos garçons, devenus des adultes libres, auront à répondre librement de leurs actes et à choisir, le moment venu, le Maître que nous avons essayé bien imparfaitement de leur faire connaître. Nous serons jugés sur notre fidélité à cet égard. Que Dieu nous vienne en aide, c'est une grande responsabilité.
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