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Une vieille femme qui ne sait pas faire grand chose
Je ne vous ai jamais parlé de ma mère. Me le permettez-vous? Si je cherche à faire le compte de ses mérites, je m'aperçois d'abord qu'elle n'était pas un cordon bleu. A part la saison des confitures (les siennes étaient divines), je ne l'ai jamais vue s'affairer autour d'un petit plat. Le tricot n'était pas son affaire. D'ailleurs, ma mère n'était pas gourmande et encore moins fine geule.
Ni mains de fée. Elle savait tout juste recoudre un bouton, à la rigueur, bousiller une reprise. Lorsque ses amies, étonnées de son ignorance, lui apprirent à tricoter, elle avait plus de 50 ans.
Sa maison était bien tenue, mais elle ne croyait pas devoir laver, repasser, astiquer. Je vois encore son air réprobateur lorsque, devant elle, je cirais le parquet ou nettoyais les vitres.
Musicienne? Ma foi non. Jamais elle n'a pu venir à bout d'une petite valse appelée «Loin du bal». Dès qu'elle se mettait au piano, les sales gosses que nous étions l'accompagnaient en choeur, guettant l'accrochage fatal.
Littéraire? Nenni. A part cinq ou six romans qu'elle relisait avec joie, elle ne lisait que le journal.
Artiste? Pas davantage. Ni dessin, ni aquarelle, ni tapisserie, aucun talent de décoratrice.
Sportive? Vous voulez rire. Le mot lui-même n'existait pas dans sa Lituanie natale, vers les années 1880.
Enfin, elle était si peu femme d'affaires qu'après la mort de son mari, elle en laissa la direction à un gérant.
Alors quoi? Que valait cette femme?
Ceux qui l'ont connue le disent encore vingt-cinq ans après sa mort. Elle était étonnante, merveilleuse de courage, de philosophie. Et d'un bon sens à vous couper le souffle.
Sa présence était calmante, salubre au point qu'à 75 ans, exilée dans un village pendant la guerre, elle s'était fait en quelques mois des amis de tous âges dont j'ai eu le bonheur d'hériter.
Elle n'avait rien d'un maître à penser et pourtant
Un demi-siècle avant la crise du pétrole, elle pratiquait le slogan «économisons l'énergie», disant qu'une maison trop chauffée est aussi malsaine que ruineuse. Lorsque j'oubliais d'éteindre la lumière, elle me demandait: «Pourquoi ces illuminations. Nous ne sommes pas le 14 juillet.» Et si j'oubliais de fermer la fenêtre: «Pourquoi chauffes-tu le jardin?» Trente ans avant Marcuse et Cie, elle réprouvait la société de consommation.
«On n'a pas besoin de tant de choses, disait-elle. Tout ça ne sert qu'à se tuer au travail pour pouvoir les acheter.»
Pas plus que les jeunes révoltés de mai 68, elle n'avait le culte du travail. Elle était leur précurseur.
- Qu'est-ce que tu as mangé aujourd'hui, à midi? me demandait-elle. - Rien. Je n'ai pas eu le temps de déjeuner. Trop de travail.
- Je comprends qu'on travaille pour manger, mais pourquoi travailler si on ne mange pas!
Ce fut sa dernière boutade, peu avant sa mort. Elle avait 90 ans. «Pauvrette et ancienne» comme disait Villon, cette vieille femme qui ne savait pas grand-chose était précieuse, irremplaçable.
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