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L'enfant de divorcés attend son père qui a «droit de visite»
Pitty est installé à la fenêtre. Il guette l'arrivée de son père dans le parking en bas. S'il porte un blouson de daim, on ira à la campagne; s'il est en costume de ville, on rendra visite à grand-mère. Pas méchante, grand-mère, mais agaçante avec ses habitudes. Elle tient au port de la cravate et vous prie de vous laver les mains avant de passer à table. Faut croire que dans le temps, il y avait des microbes
Et pourquoi, quand Pitty arrive, l'embrasse-t-elle sur le front en soupirant invariablement: «Bonjour, mon pauvre petit
»
Lui, est certain de ne pas être pauvre. La preuve: il possède un tas de jouets, même que c'est bien embêtant quand il faut faire de l'ordre. Des pauvres enfants, il en a vu à la télévision. Ils ont des bras et des jambes comme des allumettes et un gros ventre.
Et papa qui n'arrive pas. Un week-end sur deux, ce n'est pas beaucoup, il pourrait bien s'arranger pour être à l'heure. Mais les gens divorcés ont l'air d'avoir davantage de choses à faire que les gens mariés.
- Pitty, dit maman, ta cravate bleue est sur la chaise. Au cas
Il ne se retourne pas.
- Pascal, je te parle! Tu pourrais avoir la politesse de répondre!
Il s'appelle Pascal quand maman se fâche. C'est un nom qu'il n'aime pas. Un jour, il a regardé dans le dictionnaire à la lettre p et il a trouvé: Pascal; adj. Qui concerne la fête de Pâques. Adj., ça veut dire adjectif; or, un adjectif, ce n'est pas un nom, on le lui a assez rabâché à l'école. Pourquoi est-ce qu'on ne lui a pas donné un nom, comme à tout le monde? Enfin, Pitty, c'est mieux, et puis, ça fait un peu américain. Il s'exerce à le dire tout bas avec l'accent.
- Pascal, tu entends?
Il se décide à se retourner. Maman laque ses ongles en rouge foncé. Elle a l'air nerveuse. C'est vilain, ce rouge, on dirait du sang. Et si maman était une tigresse, ou une panthère? Elle se lancerait sur Pitty et le dévorerait. Les yeux mi-clos, il joue à l'ennemi-maman.
- Mais ne prends pas cet air idiot! Il y a des moments où je me demande
Le téléphone sonne. Elle décroche rapidement, les doigts en éventail, l'autre main battant l'air.
- Ah! c'est toi! Tu viens seulement de te réveiller?
Pitty pense d'abord que c'est son père, mais non, maman a l'air contente, elle rit.
- Oui, je t'attends. Oui, il est encore là, mais on ne va pas tarder à venir le chercher. A tout de suite!
Donc, c'est Marcel. Lui appelle Pitty «mon petit vieux». Au début, il s'est demandé si vraiment il avait l'air d'un petit vieux et il s'est longuement contemplé dans le miroir de la salle de bains. Il ne s'est pas trouvé changé. Marcel est assez gentil, mais nettement plus gentil un week-end sur deux. Celui de papa. Il arrive généralement quand Pitty s'en va et l'embrasse avec bruit sur les deux joues. Dimanche dernier, on est allé avec lui au zoo. Pitty marchait devant avec maman. Marcel traînait derrière avec l'air de s'ennuyer. Peut-être qu'il n'aime pas les animaux?
- Va mettre ton gros pull, Pitty, il ne fait pas chaud, aujourd'hui.
Bon, il va le passer. Mais maman, elle, n'est pas encore habillée. Elle a une jolie robe de chambre vaporeuse qu'elle appelle un déshabillé. Comment peut-on s'habiller avec un déshabillé?
- Tu n'iras pas au zoo, demain?
Elle rit comme on roucoule, en renversant la tête. Non, elle n'ira pas au zoo. Pitty se renfrogne; il ne voit pas ce que sa question a de comique. Il appuie le front à la vitre.
Ah! voilà papa, il gare presque devant l'entrée et se penche pour parler à quelqu'un qui est resté à l'intérieur. L'essentiel est qu'il soit en blouson; on ira à la campagne et on n'aura pas besoin de mettre une cravate. Pitty se précipite vers sa mère en empoignant sa veste:
- Bon, le voilà, j'y vais. Adieu maman, à demain soir!
Et il ajoute, avec un reste de rancune:
- Amuse-toi bien, même si tu ne vas pas au zoo!
Baisers. Il dévale l'escalier. Papa attend dans le corridor.
- Bonjour mon fils! dit-il de sa voix grave.
Il l'appelle toujours «mon fils», comme s'il voulait être sûr de bien s'en souvenir. Baisers.
- Je vais te présenter à une dame.
Elle est assise devant, dans la voiture. Pitty devra donc aller derrière. Il reste planté là, désemparé.
- Ah! voilà donc le grand garçon dont on m'a tant parlé! Bonjour, grand garçon! Je m'appelle Sonia.
Elle ne lui a pas demandé son nom; peut-être que «grand garçon» lui suffit?
Il est question de déjeuner dans un restaurant en route. En route vers quoi? Papa et Sonia devisent à mi-voix. A cause du bruit du moteur, on n'entend rien. Au fond de la voiture, Pitty s'ennuie. Les arbres filent de chaque côté des vitres et il ne voit de son père que la nuque bien rasée et le dos en daim.
Pour passer le temps, il invente une histoire. Il serait un roi et papa serait le cocher du carrosse. Les arbres seraient les sujets qui s'inclinent sur son passage. Il chante entre ses dents une petite chanson: «Majesté a Six-Noms
Pitty-Pascal et grand garçon
Pauvre petit et petit vieux-mon fils
Pitty-Pascal
- Qu'est-ce que tu dis, mon fils?
- Rien, papa.
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