Accueil
   

 

 

 

RECHERCHES
Rechercher un mot dans les articles:


Recherche avancée
• par mots
• par thèmes

ARCHIVES DE TOUS LES ARTICLES



AUTRES MENUS
ACCUEIL
ADRESSES
  • Adresses utiles
  • Bibliographie
  • Liens Internet
LE JOURNAL






Les « Entretiens sur l'éducation » est un mensuel publié sans interruption depuis plus de 100 ans.
Le site www.entretiens.ch vous offre la possibilité de consulter en ligne ces extraordinaires archives parcourant/ponctuant au jour le jour l'histoire de l'éducation familiale d'un bout à l'autre du XXème siècle.
La survie de la brochure mensuelle imprimée parallèlement à la distribution virtuelle à travers le site est le garant de la poursuite de cette aventure. La rédaction est assurée de façon bénévole par un groupe de parents passionnés par la réflexion et l'écriture autour du vécu familial. Les frais d'impression du journal et la gestion du site (100 000 pages demandées par mois??)....30.- par an (20€).
En dehors du grand intérêt pour vous de cette matière exceptionnelle, que vous soyez jeune parent, chercheur dans une université ou simplement intéressé par l'évolution des comportements humains, votre soutien par l'intermédiaire d'un abonnement nous est indispensable.
Pour les pays lointains et si vous ne désirez pas profiter de la version papier, un abonnement sous forme de pdf est accessible au même prix annuel de CHF 30. Il vous donne un accès complet aux archives
RETOUR

Ce cap terrible de l'adolescence

Pendant trois à quatre semaines, nous avions erré dans la grande cure, avec une mauvaise conscience de citadins soudain mis au large. Quand on nous a proposé d'accueillir, pour trois semaines ou trois mois, un jeune homme dont nous ne saurions que le prénom, nous n'avons guère hésité: nous avions de la place, il fallait l'utiliser; ce garçon partagerait notre vie de famille, il habiterait une des grandes chambres sous le toit; seule condition: il «ferait» son bois.
Nous avons vu arriver un jeune garçon maigre et voûté, le regard fuyant derrière ses lunettes, le visage mince dérobé par de longs cheveux bouclés. Le deuxième jour, on l'a retrouvé dans le bûcher, épuisé à côté du billot, transpirant, à bout de forces.
Tout cela se passait il y a plus de dix ans. La drogue, la marginalité n'étaient pour moi que des abstractions. Ailleurs, dans un autre monde peut-être, des gens se droguaient; mais ici, chez nous, tout de même… Et le système scolaire était bien fait, la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans, ensuite au minimum, des cours pendant l'apprentissage… Ce garçon venait ouvrir une brèche dans ma belle assurance. Mais il valait mieux, alors, que je ne sache rien.
Il a fallu d'abord qu'il se retape, se remette à manger à peu près normalement, à accepter un rythme qui ressemble vaguement à celui d'une famille avec petits enfants. Il a peu à peu émergé de son silence pour nous faire de grandes théories anarchistes, violentes et radicales, nous expliquer que l'humanité entière était perdue. Il ne parlait pas de lui; nous avons mis des mois à apprendre des bribes de son histoire. Puis, il s'est mis à dessiner. Il «aidait» notre cadette qui amenait triomphalement des Indiens terrifiants. C'est au retour d'une de ces séances de dessin qu'il nous a déclaré sur un ton de la découverte solennelle: «Mais votre fille, pour moi, elle est plus importante que Mao».
Ensuite, il s'est mis à faire des bandes dessinées, avec toujours le même petit personnage au visage triangulaire auquel, sur la première image, il arrivait un malheur; puis on pensait qu'il allait s'en sortir, mais toujours le même malheur le terrassait à la dernière image. Alors, quelle joie le jour où j'ai trouvé une feuille sur mon bureau: le même petit bonhomme, assis sur un banc au soleil, un bouquet à la main, et dans une bulle: «Salut!»
J'ai des souvenirs de peur panique: un jour gris où des ouvriers ont dressé des échafaudages autour de la maison; assise au salon, je lève les yeux de mon journal, et je vois passer dans le haut du cadre de la fenêtre un corps adolescent, une main maintenant sur la poitrine de petites jambes d'enfant…
De rage devant son hygiène plus que douteuse, son obstination à utiliser mon peigne, voire ma brosse à dents! D'impuissance devant le médecin de l'hôpital qui me sermonait parce qu'une fois une descente en roue libre à vélomoteur avait failli très mal tourner… De lassitude aussi, d'entendre parler, parler, parler…
Après deux séjours de plusieurs mois, il nous a quittés pour vivre dans des communautés en ville. Quand il nous y recevait, j'étais émerveillée de son hospitalité, du plaisir qu'il montrait à nous présenter à ses amis. De temps en temps aussi, il revenait quelques jours, nous donner des nouvelles, manger aussi.
Un jour de Pâques, mes parents étaient présents pour le repas traditionnel. Au moment où nous allions nous mettre à table, il est arrivé sans crier gare; il portait un manteau de marmotte visiblement taillé pour une femme, trop large et trop court pour lui, et il était accompagné de deux jeunes filles avec lesquelles il espérait manifestement passer un week-end amoureux, paisible et campagnard. Moi avec mon repas de famille, lui avec ses misses! Dans ma bonne volonté, j'ai cru un moment qu'il fallait que ces deux mondes se rencontrent, tout en lui en voulant de me mettre dans cette situation impossible; mais ce n'était ni leur désir, ni le nôtre; ils ont mangé des fromages et un saucisson à la cuisine, et tout s'est bien passé!
Il a quitté la Suisse et pendant plusieurs années, nous avons craint qu'il ne croupisse au fond de quelque prison pour trafic de drogue. Aux dernières nouvelles, il a trouvé ce qu'il souhaitait: un accueil dans le pays de ses rêves, une formation de peintre. Il a adopté une philosophie spiritualiste qui lui convient, et vit de sa peinture. La photo le montre en vêtements stricts, les cheveux et la barbe bien taillée, le regard clair.
Alors quand je croise des gars bardés de fer et de cuir et que la peur me prend, je pense à lui. Quand je lis un reportage sur les «zonards» à Lausanne, ces jeunes au regard si triste, je me rappelle qu'il m'avait déjà ouvert à un autre monde. Certes, les formes d'opposition ont changé; elles sont plus désespérantes encore. Mais c'est le souvenir de ce garçon qui me pousse à faire confiance à tous ceux qui persistent à offrir aux jeunes leur temps et leur présence, car ils pensent qu'un appui accepté peut aider, parfois, à passer ce cap terrible de l'adolescence.









www.entretiens.ch fait partie du réseau « NETOPERA - culture - société - éducation sur Internet » et pour la photographie PhotOpera - Uneparjour || DEI - Défense des Enfants - International
ROUSSEAU 13: pour allumer les lumières - 300 de Rousseau  ROUSSEAU 13: les IMPOSTURES - 300 de Rousseau - portraits déviés PHOTOGRAPHIE:Nicolas Faure - photographe d'une Suisse moderne - Le visage est une fiction - photographie de l'image brute - Laurent Sandoz - comédien et acteur professionnel - Genève