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Les « Entretiens sur l'éducation » est un mensuel publié sans interruption depuis plus de 100 ans.
Le site www.entretiens.ch vous offre la possibilité de consulter en ligne ces extraordinaires archives parcourant/ponctuant au jour le jour l'histoire de l'éducation familiale d'un bout à l'autre du XXème siècle.
La survie de la brochure mensuelle imprimée parallèlement à la distribution virtuelle à travers le site est le garant de la poursuite de cette aventure. La rédaction est assurée de façon bénévole par un groupe de parents passionnés par la réflexion et l'écriture autour du vécu familial. Les frais d'impression du journal et la gestion du site (100 000 pages demandées par mois??)....30.- par an (20€).
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Sans espérance, pas d'inespéré

Nuria Delétra a collaboré à la rédaction des «Entretiens sur l'éducation» pendant treize ans. Elle nous a quittés pour se consacrer plus complètement au travail de réinsertion qui lui a été proposé dans une institution destinée aux adolescents en danger.
Sa tâche porte le titre officiel de «leçon de français». Elle y consacre en gros un tiers de temps (plus le reste, avoue-t-elle). Elle est responsable de neuf garçons qu'elle suit individuellement.
Nous pensons intéresser nos lecteurs en leur communiquant quelques-unes des réflexions auxquelles se livre Nûria au terme de sa première année de travail.


***

Consentir à être réduite à moi-même

Voici à peu près ce que je me disais au début: «Si j'étais une enseignante spécialisée, comme tout irait mieux». Plus tard: «Il me faudrait être d'abord éducatrice». Plus tard encore: «Cela ne suffirait toujours pas. Je devrais avoir une formation de psychologue et, si possible, des notions sûres de ce qui touche à la thérapie de famille.» C'est alors que j'ai pris conscience que je risquais de m'installer dans une nostalgie paralysante. J'ai senti que vouloir s'accrocher à des sécurités extérieures était une tentation.
J'ai compris que l'unique attitude qui pourrait être féconde était de consentir à être réduite à moi-même (mes potentialités et mes limites) : mains nues, corps nu, risques pris, et forces données. Telle que je suis. «Celui qui aide doit être aussi nu que celui qui demande de l'aide», ce sont les paroles d'un psychiatre qui a de longues années de pratique au moment où il les écrit. Bien que ma formation - universitaire - soit double, elle n'a que peu à voir avec ce travail précis.
Mon «outil» est le «français», mais ce pourrait être tout autre chose; le dessin, par exemple, ou, pour d'autres, la musique, ou n'importe quel travail artisanal. L'outil n'a pas d'importance. Il s'agit simplement d'en être soi-même le plus maître possible - et de l'aimer.
Le «français» a un grand désavantage, comparé - disons - à l'ébénisterie ou au dessin: en effet, souvent pendant de longues années, il a été pour l'élève un des lieux privilégiés de l'échec.
Mais, il a un avantage, inestimable: il peut devenir un des lieux privilégiés de la relation, de la communication, de l'expression, de la connaissance de soi et du monde.

Susciter un certain sentiment d'existence propre

Par ailleurs, une constatation a insensiblement pris à mes yeux force de loi: dans les conditions où se trouvent nos garçons, il est impossible de leur faire apprendre quoi que ce soit en français, sans arriver d'abord à susciter en eux un certain sentiment d'existence propre.
Or, il m'a semblé que, ce sentiment d'exister, je pouvais tenter de le susciter par le plaisir de créer, d'exprimer. Le plaisir constitue une condition irremplaçable pour un apprentissage solide (du moins dans le domaine de la langue, et selon cette année d'expérience).
Comment puis-je faire mienne quelque réalité, l'intégrer, si je suis privé du sentiment d'exister? Aucune vraie acquisition n'est possible. Tout l'effort doit donc porter d'abord sur cette priorité. Mais voilà, c'est la chose la plus difficile au monde, et il n'y a pas de recette…
Il faut oser dire que même si le garçon ne peut pas toujours rassembler le courage de s'attaquer aux terrains où il a toujours essuyé des défaites, eh bien ! s'il a éprouvé un certain plaisir, de l'intérêt, parfois une ouverture sur d'autres sujets, un élargissement de la personne ou une vivification des potentialités - le temps n'aura pas été perdu. Car un esprit peut apprendre à s'ouvrir continuellement - sans grammaire ni orthographe. Et même si le jugement de la société est dur (l'élève doit le savoir - et d'ailleurs il ne le sait que trop), le garçon aura été conforté dans la conscience de sa propre valeur, et il pourra un peu mieux résister aux conformismes mortels de la société.

Il n'y a pas de programme possible

Il n'y a pas de programme possible. Bien entendu, il faut avoir en tête, tout au long, et très précise, la «matière» de tout le «programme» qu'on aurait aimé aborder, et la manière dont les zigzags de chacun auront à être orientés. Mais la «leçon» est avant tout une réponse à ce qu'est l'élève, à ce qu'il a apporté à la leçon précédente, à ce qu'il apporte aujourd'hui, à ce qui lui manque, à ce qu'il désire, à ce dont il rêve, à la réalité qu'il doit affronter… Je pose sur la table un livre de poèmes, une reproduction d'art, des exercices de grammaire, un objet, un article de journal, un jeu, du papier et des ciseaux, etc. - cela est réponse.

Chercher le chemin

Il importe en tout premier lieu de «chercher le chemin», et d'emmener l'élève dans tout autre chose que ce qu'il a connu en classe. Pour cela, proposer d'autres points d'impact, et laisser complètement de côté l'enseignement traditionnel «grammaire-orthographe». Donc réduire cet «enseignement» d'abord à «rien». Cela peut provoquer - peut-être même chez l'enseignant! - une vive insécurité. C'est pourquoi cette manière de faire ne doit être adoptée qu'avec la certitude absolue qu'elle soit la seule voie.

Deux pôles

Le pôle I, ce serait le terre à terre, la part du français dans le quotidien utilitaire. Par exemple, apprendre à écrire plusieurs sortes de lettres (emploi, offres, réponses, excuses, demandes, etc.), savoir remplir des bulletins de versement, mandats, savoir manier ce qui est classé par ordre alphabétique (livre du téléphone, index divers, dictionnaires), savoir comprendre et manier la structure du journal, la publicité, les renseignements, maîtriser les abréviations, etc.
Le pôle Il serait un aspect différent, au moins aussi vital, et pour beaucoup le plus vital: la part du «français» dans la relation avec soi, avec les autres, avec le monde, la joie de s'exprimer, le plaisir de comprendre, la dilatation éprouvée dans la création: pouvoir lire un vrai texte en le comprenant bien, pouvoir en faire un résumé, en donner une appréciation personnelle, si possible l'écrire, pouvoir rédiger soimême des textes où on exprime ses idées ou ses sentiments, clairement, correctement, compréhensiblement. Pouvoir en être satisfait - fier parfois; pour certains, écrire des poèmes.
Ce qui est ainsi visé: essayer de donner une consistance à l'être par plaisir, par l'éveil de la curiosité pour le plus d'objets et de connaissances possibles sur tout ce qui existe (utiliser des encyclopédies). Faire sortir un peu de la solitude par la parole, mieux maîtrisée. Amener à créer: c'est une affirmation que l'on est, et qu'on peut avoir une prise sur la matière, sur le monde extérieur - sur soi-même.

Espérance

Parfois, je me demande si ma vision de ce travail est suffisamment réaliste: où trouver l'inventivité nécessaire, la pulsion créatrice, la mobilité jour après jour? Et puis, comment être assez disponible pour repérer les moindres sources d'intérêt chez l'élève, pour les fertiliser? Cette entreprise n'est-elle pas impossible?
Parfois, je rêve d'avoir dix ans d'expérience dans ce domaine. Je rêve de pouvoir me dire: «… enfin la sécurité!» Puis je me réveille: comment avoir une sécurité quand il faut faire de l'invention à deux le noyau même de l'action? Renoncer à la sécurité, c'est aussi donner à soi-même comme à l'élève une possibilité constante de naître.
Est-ce une utopie ou le seul chemin possible: tenter de créer un espace, un lieu où ces garçons pourraient exister en paix, sans avoir à lutter aux frontières d'eux-mêmes; où ils pourraient se dilater, où absolument rien ne serait jamais joué d'avance: un espace mesuré à l'aune de chacun (mesuré pour qu'ils ne s'affolent pas, car si vous n'avez jamais eu une place, vous pouvez paniquer quand on vous en fait une). Masud Khan parle de temps et lieux «de jachère». Avant de pouvoir commencer à apprendre, il faudrait tenter de créer à l'élève un moment de jachère; un lieu où pouvoir, aussi, être informé paisiblement. Puis viendrait l'activité gratuite, créatrice. Enfin, l'apprentissage.

***

Je suis tellement loin de cela… Tant de «leçons» restent apparemment plates, banales, inutiles même… Il y a une telle disproportion entre ce que je vise et ce que j'atteins…
Mais, parfois, surgissent des instants de grâce… C'est quand la réponse - la mienne ou celle de l'élève - est née de la spontanéité, de la confiance, d'une force et d'une volonté sorties d'une paix éveillée, de la joie d'être. Je m'appuie alors sur ces instants, car, s'il ne faut préjuger de rien et ne rien attendre, l'affirmation d'Héraclite reste tangiblement vraie: «Sans l'espérance, on ne trouvera pas l'inespéré.»









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