
|
|
Les « Entretiens sur l'éducation » est un mensuel publié sans interruption depuis plus de 100 ans.
Le site www.entretiens.ch vous offre la possibilité de consulter en ligne ces extraordinaires archives parcourant/ponctuant au jour le jour l'histoire de l'éducation familiale d'un bout à l'autre du XXème siècle.
La survie de la brochure mensuelle imprimée parallèlement à la distribution virtuelle à travers le site est le garant de la poursuite de cette aventure. La rédaction est assurée de façon bénévole par un groupe de parents passionnés par la réflexion et l'écriture autour du vécu familial. Les frais d'impression du journal et la gestion du site (100 000 pages demandées par mois??)....30.- par an (20€).
En dehors du grand intérêt pour vous de cette matière exceptionnelle, que vous soyez jeune parent, chercheur dans une université ou simplement intéressé par l'évolution des comportements humains, votre soutien par l'intermédiaire d'un abonnement nous est indispensable.
Pour les pays lointains et si vous ne désirez pas profiter de la version papier, un abonnement sous forme de pdf est accessible au même prix annuel de CHF 30. Il vous donne un accès complet aux archives
Réflexions sur le bonheur, la passion, le mariage
En hommage à Denis de Rougemont, écrivain-philosophe suisse, de renommée internationale, nous offrons à nos lecteurs quelques extraits de son ouvrage consacré au mythe de l'amour-passion: «L'amour et l'Occident».
L'idée moderne du bonheur
S'il est assez difficile de définir en général le bonheur, le problème devient insoluble dès que s'y ajoute la volonté moderne d'être le maître de son bonheur. Votre bonheur, répètent les prêches des magazines, dépend de ceci, exige cela - et ceci ou cela, c'est toujours quelque chose qu'il faut acquérir, par de l'argent le plus souvent. Le résultat de cette propagande dont le succès caractérise l'état moral de l'époque, est à la fois de nous obséder par l'idée d'un bonheur facile, et du même coup de nous rendre inaptes à le posséder.
Or, le bonheur est une Eurydice: on l'a perdu dès qu'on veut le saisir. Il ne peut vivre que dans l'acceptation, et meurt dans la revendication. C'est qu'il dépend de l'être et non de l'avoir: les moralistes de tous les temps l'ont répété, et notre temps n'apporte rien qui doive nous faire changer d'avis. Tout bonheur que l'on veut sentir, que l'on veut tenir à sa merci, - au lieu d'y être comme par grâce - se transforme instantanément en une absence insupportable.
Ou l'ennui résigné ou la passion: tel est le dilemne qu'introduit dans nos vies l'idée moderne du bonheur. Cela va de toute manière à la ruine du mariage en tant qu'institution sociale.
Choisir librement ou se laisser déterminer?
Je nommerai libre un homme qui se possède.
De nos jours, - et ce n'est qu'un début - un homme qui se prend de passion pour une femme qu'il est seul à voir belle, est présumé neurasthénique. (Dans x années, on le fera soigner). Certes, la standardisation des types de femmes admis pour «beaux» se produit normalement dans chaque génération, de même que chaque époque de la mode préfère soit la tête, soit le buste, soit la croupe, soit la ligne sportive. Mais le panurgisme esthétique atteint de nos jours une puissance inconnue développée par tous les moyens techniques, et bientôt politiques, en sorte que le choix d'un type de femme échappe de plus en plus au mystère personnel, et se trouve déterminé par Hollywood - et bientôt par l'Etat. Double influence de la beauté-standard: elle définit d'avance l'objet de la passion, - dépersonnalisé dans cette mesure, - et disqualifie le mariage, si l'épouse ne ressemble pas à la star la plus obsédante. (Encore la femme pourra-t-elle s'efforcer de se faire une tête à la Garbo, mais alors il s'agit que le mari ressemble à Gable ou à Taylor). Ainsi la «liberté» de la passion relève des statistiques publicitaires. L'homme qui croit désirer «son » type de femme se trouve intimement déterminé par des facteurs de mode ou de commerce qui changent au moins tous les six mois.
Le mariage: une décision
La sagesse populaire et bourgeoise recommande au jeune homme de «réfléchir» avant de prendre une décision: elle entretient ainsi dans l'illusion que le choix d'une femme dépend d'un certain nombre de raisons qu'il serait possible de peser. Cette erreur du bon sens est tout à fait grossière. Vous aurez beau tenter de mettre au départ toutes les chances de votre côté - et je suppose que la vie vous laisse le temps de calculer - jamais vous ne pourrez prévoir votre future évolution, et encore moins celle de l'épouse choisie, encore bien moins celle du couple formé. Les facteurs mis enjeu sont trop hétéroclites. A supposer que vous puissiez les calculer dans le présent (comme si leur nombre était fini) et que vous disposiez d'une telle science de l'humain que leurs valeurs vous soient connues et leur hiérarchie évidente, encore ne sauriez-vous prévoir la fin d'une union faite de connaissance de causes. Il a fallu, dit-on, des millénaires à la nature pour sélectionner les espèces qui nous paraissent adaptées. Et nous aurions la prétention de résoudre d'un coup, en une seule vie, le problème de l'adaptation de deux êtres physiques et moraux des plus hautement organisés! (C'est pourtant à cette utopie qu'obéit sans le savoir le mal marié, lorsqu'il se persuade qu'un second ou un troisième essai le rapprochera sensiblement de son «bonheur». Alors que tout nous montre que cent mille essais ne seraient pas encore assez pour constituer les premiers éléments, tout balbutiants et empiriques, d'une science du «mariage heureux».) Il faut le reconnaître honnêtement: le problème du mariage apparaît d'autant plus insoluble que l'on tient davantage à le «résoudre» au sens rationnel de ce terme.
Il serait plus conforme à l'essence du mariage, et au réel, d'enseigner aux jeunes gens que leur choix relève toujours d'une sorte d'arbitraire, dont ils s'engagent à assumer les suites, heureuses ou non. Ce n'est pas là un éloge du «coup de tête»: car tant que l'on peut calculer, j'admets qu'il est stupide de s'en priver. Mais je dis que la garantie d'une union raisonnable dans les apparences n'est jamais dans ces apparences. Elle est dans l'événement irrationnel d'une décision prise en dépit de tout, et qui fonde une nouvelle existence, initiant un risque nouveau.
Choisir une femme pour en faire son épouse, ce n'est pas lui dire: «Vous êtes l'idéal de mes rêves, vous comblez et au delà tous mes désirs, vous êtes l'Iseut toute belle et désirable - et munie d'une dot adéquate - dont je veux être le Tristan ». Car ce serait lui mentir et l'on ne peut rien fonder qui dure sur le mensonge. Il n'y a personne au monde qui puisse me combler: à peine comblé je changerais! Choisir une femme pour en faire son épouse, c'est lui dire: «Je veux vivre avec vous telle que vous êtes. » Car cela signifie en vérité: c'est vous que je choisis pour partager ma vie, et voilà la seule preuve que je vous aime.
|
|
|