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Le site www.entretiens.ch vous offre la possibilité de consulter en ligne ces extraordinaires archives parcourant/ponctuant au jour le jour l'histoire de l'éducation familiale d'un bout à l'autre du XXème siècle.
La survie de la brochure mensuelle imprimée parallèlement à la distribution virtuelle à travers le site est le garant de la poursuite de cette aventure. La rédaction est assurée de façon bénévole par un groupe de parents passionnés par la réflexion et l'écriture autour du vécu familial. Les frais d'impression du journal et la gestion du site (100 000 pages demandées par mois??)....30.- par an (20€).
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Adolescenses

Arrivés au terme de cette brochure, nous avons le plaisir de vous offrir une réflexion*; un «moment de pensée» à propos de «ADOLESCENCES», écrit par une de nos amies:

Mary Anna Barbey

Mary Anna Barbey est écrivain, journaliste et je dirais même poète. Elle a l'art d'être vraie dans tout ce qu' elle dit et fait. Pour elle, comme pour nous, il n'y a pas de théorie sur l'éducation, car elle connait trop bien l'illusion des théories.

Voyez plutôt.


*Repère 1983.



Adolescence.
Adolescents, adolescentes: médicalisés, rentabilisés, canalisés, analysés à tort et à travers.
Pour mieux les comprendre, disons-nous; mieux savoir qui ils sont; mieux savoir ainsi qui nous sommes, c'est-à-dire (cela va de soi), des non-adolescents.
Une mère me téléphone. J'ai vu sa fille, parait-il, en consultation. «Pouvez-vous me dire ce qu'elle vous a raconté?» demande la mère. Qui prend ses précautions: «Bien sûr, je ne lui dirai pas que nous avons discuté ensemble. Je saurai garder le secret. Mais depuis quelque temps, ma fille est distante, agressive avec moi, alors qu'avant elle me disait tout. Je voudrais savoir ce qui se passe en elle… pour mieux la comprendre.»
Les rôles sont clairs: aidants et aidés, comprenants et compris, mères et filles.
Je suis liée par le secret professionnel. J'essaie d'expliquer à la mère le sens de tout secret; l'espace donné, ou pris, pour mieux se construire. «Si vous veniez me trouver pour parler de votre vie de couple, voudriez-vous que je renseigne votre fille sur nos échanges?»
Réponse assurée: «Une mère comprend toujours, une fille jamais!» Le droit au secret est donc un privilège des seuls adultes. Mais aussi, le droit de savoir. Volonté ambitieuse et suspecte de cette fin de siècle (1). Comment en sommes-nous arrivés là?
Souvenez-vous du monde précaire dans lequel nous errions, adolescents d' il y a vingt ou trente ans. Les murs des tabous se lézardaient, l'édifice intérieur se fissurait et l'angoisse de vivre croissait proportionnellement. De là-haut, les engins spatiaux nous scrutaient plus sûrement que l'Å’il de Dieu. Plus près et plus étrange encore, le désir sexuel, interdit, nous tordait le ventre. Pendant ce temps, le psychanalyste Erikson forgeait ses théories sur l'identité et ses crises. Nous savions bien de quoi il parlait.
Nous avons pensé, et nous n'avions peut-être pas tort, que la parole et la science allaient nous sortir des innombrables incertitudes du milieu du siècle. Répandons l'information, disions-nous, combattons l'ignorance, «verbalisons» peurs et désirs; manifestons même, slogans au-dessus de nos têtes, tracts à la main: dire, et encore dire. Nous voulions par là non seulement nous en sortir nous-mêmes mais encore épargner à ceux que nous allions mettre au monde les tourments et les inconsciences de notre propre adolescence. Eclairons donc, disionsnous encore, les enfants et les jeunes. Ainsi, ils pourront faire de vrais choix, en connaissance de cause. Nous étions les porte-parole modernes des Lumières.
Ceux qui nous avaient précédés croyaient moins, sans doute, à ce rationalisme subjectif. Peut-être étaient-ils moins inquiets, moins ébranlés. «Est-ce l'effet de mon âge?» me demande aujourd'hui, par lettre, un homme du début du siècle. «Je regretterais de n'avoir pas vécu le mystère, le fruit défendu; la violence neuve de la découverte adolescente de l'amour, je ne voudrais pas ne l'avoir pas vécue.» Il y a dix ou quinze ans, toute livrée aux éclairages, j'aurais trouvé cette réflexion obscurantiste. Aujourd'hui, parvenue de l'autre côté des lumières, j'échangerais bien quelques notions scientifiques, quelques informations contre un bon mystère.
Ceux qui nous suivent, ceux dont je suis censée parler ici, sont venus au monde entre 1963 et 1968, au milieu des pavés et des slogans. Alors que moi, je suis née avec le Front populaire et la guerre d'Espagne et le New Deal. L'Histoire a aussi ses soulèvements, ses dérives, ses espoirs fous et ses dépressions, ses rêves, ses peurs et ses désirs incompatibles. Marquent-ils les naissances comme le font, selon certains, les astres? Les adolescences de l'Histoire font-elles leurs victimes et leurs génies, comme celle des individus? Nous n'en savons rien, l'adolescence n'est pas une science exacte; et l'Histoire de ceux-là, nés entre 1963 et 1968, reste à faire.

Pourtant, nous vivons une même époque, nous sommes ensemble, eux et nous, sur la terre. Et nous ne serons pas de trop à oeuvrer pour que l'amour, le travail, la famille, la création, la paix soient possibles. Mais comment les rejoindre? Que leur dire, alors que nos paroles n'ont été que pour nous-mêmes? Serions-nous prêts à partager discours et pouvoirs? En voudraient-ils même, de ce partage-là? Quant à nous, je doute que nous puissions renoncer volontairement à notre «unité tranquille, modeste et exploitable (2) péniblement acquise.

De toute manière, si nous vivons bien la même époque de l'Histoire, nous ne vivons pas la même époque de la vie. Ils ont la vie devant eux, dit-on; et leur impatience est grande. Nous savons que nous avons peu de temps; et nous patientons encore. Cette différence-là a quelque chose d'absolu, autant l'admettre. Tout au plus, nous parviendrons à voir, à reconnaître l'adulte qui se trame en eux. Et peut-être à soupçonner la présence d'un adolescent au coeur de nous-mêmes.

Mon amie a quarante ans, un mari et quatre enfants. Tous les soirs, alors que les siens (qu'elle a choisis, raisonnablement, il y a quinze ou vingt ans) dorment, elle enfile son vieux manteau de lapin et ses gants de cuir, enfourche son vélomoteur et s'en va errer dans les rues de Genève. Elle rencontre des «copains», ceux qui ont encore l'âge de cela, écoute de la musique avec eux, boit des verres, se fond dans une jeunesse-foule, se perd dans l'intensité de la vie. Son temps est suspendu, sa naissance s'annonce pour bientôt, sa mort est proche: trois accidents de vélomoteur en six mois, quelques cuites un peu rudes, l'interdit sous forme de joint, l'argent qui file… Mais l'essentiel - n'est-ce pas? - c'est de vivre. Elle possède enfin, comme on possède une femme, son adolescence: sans concession ni tendresse. Pendant ces heures de la nuit elle prend, et n'appartient à personne. Adolescence-dérive, à vivre une fois et peut-être plusieurs.
Nous la regardons de loin et nous nous disons: voilà que nous sommes devenus, nous autres, définitivement adultes. Nous construisons, nous analysons, nous chérissons, nous donnons du sens. Nous faisons des projets. Nous sommes des navigateurs au long cours.
Notre histoire a eu un début: cette naissance qu'il s'agit, aujourd'hui, de dévoiler. Un milieu: interminablement organisé. Elle aura une fin aussi, qu'aujourd'hui nous refusons: nos sécurités sociales, nos régimes alimentaires, nos luttes contre tout et tous nous aident à mieux séduire l'éternité.
De cette manière s'ordonne le temps des adultes et s'oublient le rêve, la révolte, les désirs incongrus et la mortalité. Nous vivons de jour et nous dormons la nuit. Nous ne dérivons pas.
Le vent se lève et le courant est fort. La maladie me prive de celui qui fut mon ancre. Après des années de navigation tranquille, je suis emportée vers le large, je flotte, à peine capable de diriger une barque lourde. Je cherche un horizon puis, près de chavirer, me dirige vers un rivage, une crique, un petit port…
Ce port, c'est ma chambre. Comme à quinze ans, je la fais mienne: lit et livres, habits sur la chaise, paperasses, photos, posters et poèmes fabriqués la nuit s'entassent dans la pièce minuscule, m'entourent de moi, me réconfortent: Narcisse et son étang.
Je me surprends même à rêver. D'évasions. D'hommes, De baisers dans le cou. De célébrité et de solitude, de violences et d'eaux paisibles. J'aime, j'ai peur d'aimer, peur de perdre, je veux tout changer, je ne peux rien changer. Je ne suis pas sûre d'avoir la vie devant moi. Je parle mal, ma lèvre tremble, les larmes jaillissent d'un puits trop plein, je ris trop fort, je n'arrive pas à me coucher le soir. Devant mon miroir, je m'observe, je me maquille un peu, je dialogue avec mes cernes. Je porte des couleurs vives et je bois des alcools forts. Cette fois-ci, au lieu de dire, je conjure… Les années lumières sont perdues, je suis à nouveau péniblement présente à moi-même.

Et vous voudriez que je sache tout sur eux, alors que ma propre adolescence, ma propre dérive - la troisième, la quatrième, je n'en sais rien - m'attend derrière la porte et passe même, en cet instant, le seuil? Oh, je sais ce que vous voulez, je le voudrais aussi: que nous décortiquions, disséquions ensemble l'adolescence afin de moins voir combien elle est, en nous-mêmes, une force vive et anarchique. Je pourrais, bien sûr, observer avec vous l'adolescent sociologique né entre 1963 et 1968 pour dire qu'il est comme ceci et qu'elle est comme cela, que leur puberté s'annonce plus tôt et leur indépendance économique plus tard, que leur corps les trouble, qu'ils cherchent leur autonomie; qu'ils doivent entrer en conflit avec nous pour devenir enfin - comme nous - cette unité tranquille, modeste et exploitable; que pour l'instant ils sont instables mais que ça passera…
Ce serait là une manière d'échapper précisément à l'adolescence confuse qui se cache au fond de nous-mêmes. Tout à l'inverse, et sans paroles, nous pourrions - comme mon amie - nous éprendre d'elle, violemment; devenir entièrement adolescent, entièrement confondu. Tel Narcisse: prendre l'image pour amante, ne plus nous éloigner de l'étang. Au risque, bien sûr, de dépérir; avec, pour seul adieu, la voix d'Echo.
Entre la froide analyse et l'identification violente, nous devons frayer notre chemin, sous peine de nous figer dans un rôle immuable. Sous peine aussi de les déposséder, eux, d'une époque à vivre. Nous pouvons, nous devons même nous souvenir de notre propre adolescence, en accueillir sans effroi les résurgences occasionnelles, y reconnaître la source possible d'une création nouvelle et savoir patienter… Mais si, par malheur, nous perdions cette patience qui fait de nous des adultes pour nous emparer d'eux et de ce qu'ils vivent, nous pourrions bien non seulement nous perdre nous-mêmes mais aussi les perdre, eux. C'est peut-être la grande leçon de l'adolescence: seul peut être libre celui qui est, d'abord, désemparé.

(1) Foucault Michel, La volonté de savoir, Gallimard, 1976.
(2) Erikson Erik H., Adolescence et crise: la quête de l'identité, Flammarion, 1972. (Paru en anglais en 1968).









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