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La maison du Bon Dieu. Conte de Noël
Comment a-t-il gagné la grande ville, un triste jour de décembre, ce Laurent qui ne possède rien sur la terre que sa vagabonde existence? De quelle plaine inconnue ce garçon de quinze ans s'est-il acheminé tout seul le long des peupliers courbés par le vent? Vers quel but de rêve a-t-il, pendant de longs jours poursuivi sa marche? Personne ne le dira. Peu importe, d'ailleurs.
Or, ce soir-là, avant-veille de Noël, plus que jamais il est seul dans la ville aux vieilles maisons; il a faim; où donc aller ? L'asile de nuit lui ferme sa porte, car il n'a plus pour s'y présenter le bon de couchage indispensable.
Passant devant l'église, il s'arrête et se dit : «A quoi ça sert les églises? Si j'y entrais au moins pour y dormir.»
La porte est ouverte, mais au lieu de pénétrer dans l'église, il se trouve dans la sacristie. Une lampe électrique de la rue lui permet d'admirer les lieux : les armoires sculptées, les coupes et plats d'étain, les livres de la bibliothèque, le lustre de fer forgé. Jamais il n'est entré dans plus belle chambre.
Une horloge a sonné onze coups sur la ville endormie; alors, fatigué, Laurent s'étend sur un banc et pour se couvrir prend dans l'armoire les robes noires qui y sont suspendues. Mais la faim le tenaille, il ne peut s'endormir. Tout à coup un parfum délicieux, parfum de Noël où se marient oranges et sapin, arrive jusqu'à lui.
«Qu'est cela?» dit Laurent, se levant de sa couche dure. Dans l'obscurité, il trouve la poignée d'une porte. Le voici dans l'église noire comme la cale d'un navire. Il a beau être Laurent, qui n'a peur ni de la nuit ni du jour, celui qui connaît les routes battues par la tempête et les fermes isolées où veillent les gros chiens de garde, ici, sous ce plafond de silence et de nuit, une peur subite l'envahit. Les mains tendues, comme un aveugle, il fonce vers un obstacle qu'il devine dans les ténèbres. Soudain, de multiples pointes se plantent dans sa main. Ce sont les branches d'un sapin dressé devant lui : le sapin de Noël.
Et voici les oranges suspendues à toutes les branches! Il en tient une, puis deux, puis trois, beaucoup d'autres encore. Il en bourre ses poches. Il sent là des biscuits, des bâtons de chocolat et d'autres exquises douceurs. Quelle récolte ! Dans la sacristie il fait alors le plus copieux repas. L'appétit apaisé, il s'endort et rêve à des anges aux ailes étoilées qui, du haut du ciel, versent sur sa tête des corbeilles de bonbons.
De grand matin, il s'en va et, plusieurs fois dans la journée, il va chercher un banc pour y manger à son aise ses provisions de Noël. Journée errante, journée sans but, et plus longue encore que tant d'autres.
Enfin les cloches donnent une voix immense au crépuscule; toutes, elles convient les fidèles près de la crèche de l'Enfant divin.
«Ne m'appellent-elles pas, moi comme les autres?» pense Laurent.
Avec la foule il pénètre dans l'église qu'il a visitée la veille, mais tout illuminée ce soir de la lumière de Noël. L'orgue enfle et adoucit sa voix magnifique, comme un chant qui vient du ciel. Tout au fond de l'église, sur un coin de banc, Laurent, émerveillé, écoute et regarde
Chant, prières et lectures se succèdent d'un rythme égal. Mais voici que dans son allocution, le pasteur se met à raconter le larcin commis la veille.
« Voler, c'est enfreindre la loi sainte, dit-il, et voler dans la maison de Dieu!
Nous ne connaissons pas le coupable. Peut-être ne le rencontrerons nous mais, mais Dieu l'a vu. Il lui barrera la route.»
Un silence succède à ces paroles. Chacun regarde son voisin comme pour approuver ce qu'on vient d'entendre.
«Cependant, reprend le pasteur, il ne faut pas que notre fête soit gâtée par ce triste incident.»
Pendant que le chÅ“ur exécute un chant et que les enfants défilent l'un après l'autre et déclament, Laurent transi à sa place n'ose bouger. Que doit-il faire?
S'il sort, on le soupçonnera. Et déjà, lui semble-t-il, tous les yeux se fixent sur lui.
D'un ton familier le pasteur annonce qu'après la parole sera donnée à tous ceux qui voudront dire librement quelque chose.
Pendant le chant, Laurent passe par toutes les affres de l'angoisse. Encore une fois que doit-il faire ? Parler ? Partir ? Se taire ? Pourquoi ne raconterait-il pas simplement son aventure? S'il est mis en prison, il y aura au moins chaud et à manger tous les jours.
Le cantique est terminé et l'orgue, à son tour, s'est tu. Silence. Le pasteur invite ses paroissiens à prendre la parole. Personne n'a l'air de se décider.
A ce moment, un garçon pauvrement vêtu traverse l'église. Il marche en hésitant. Il fait trois pas, s'arrête, puis avance encore, tandis que tous le regardent. Qui donc est celui-là?
- « Qu'allez-vous donc nous raconter, mon ami? », interroge le pasteur affectueusement.
- «Je veux dire seulement
je veux seulement dire que c'est moi qui suis entré hier soir ici, moi qui ai mangé
».
«C'est lui, c'est lui», interrompent les enfants.
«Vous, vous qui avez fait cela? reprend vivement le pasteur.
Dans l'assemblée des sentiments divers se manifestent, chacun émet son opinion; une voix s'écrie « Il faut qu'il soit puni». Laurent est toujours debout aux côtés du pasteur.
« Attendez, attendez un instant, intervient celui-ci.
Voulez-vous que nous demandions un conseil à la Parole de Dieu ? Mais auparavant il faudrait entendre ce garçon. Comment donc avez-vous pu vous laisser aller à commettre cet acte ?»
«Parce que j'avais faim, Monsieur le pasteur.»
«Depuis quand n'aviez-vous rien mangé ?»
« Depuis vingt-quatre heures pour ne pas dire depuis quinze jours».
Un sentiment de pitié s'est emparé de l'auditoire, maintenant silencieux. Le pasteur ouvre l'Evangile et lit : «En ce temps là, Jésus traversa des champs de blé, un jour de sabbat. Ses disciples qui avaient faim se mirent à arracher des épis et à manger. Les pharisiens, voyant cela lui dirent : «Voici, tes disciples font ce qu'il n'est pas permis de faire pendant le sabbat». Mais Jésus leur répondit: «N'avez-vous pas lu ce que fit David, lorsqu'il eut faim, lui et ceux qui étaient avec lui ; comment il entra dans la maison de Dieu, et mangea les pains de proposition qu'il ne lui était pas permis de manger, non plus qu'à ceux qui étaient avec lui?»
«
Alors Pierre s'approcha de Jésus et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu'il pèchera contre moi? Sera-ce jusqu'à sept fois ?» Jésus lui dit : «Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à septante fois sept fois. »
«
J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ; j'étais étranger et vous m'avez recueilli
je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces plus petits de vos frères, c'est à moi que vous les avez faites.»
L'Evangile a parlé. Une présence divine descend dans les coeurs comme une aube d'or. Ceux qui auraient encore des réserves à formuler ne peuvent s'exprimer, comme si le doigt même du Seigneur fermait leur bouche.
Et le pasteur s'adresse à Laurent en ces termes-. « Mon jeune ami, nous venons de lire l'Evangile et sa loi d'Amour. Vous avez avoué votre faute. Vous la regrettez. Nous ne vous condamnons pas.»
Tous sentent près d'eux le Dieu qui pourvoit et qui pardonne. La vraie lumière s'allume dans leur coeur. Pour la première fois, l'église, leur vieille église devient pour eux la Maison de Dieu.
Quelques instants plus tard, au milieu de la foule des fidèles, on voit passer Laurent que des enfants heureux accompagnent. Il verra s'ouvrir, tout à l'heure, la porte d'une famille accueillante aux malheureux pour qui le pain du coeur est aussi nécessaire que le pain quotidien.
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