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C'était difficile
Hier, Dany cherchait à placer avec ses trois doigts de la main gauche des figures géométriques dans l'emboîtement voulu ; son petit index droit tournait délicatement de gauche à droite la plaquette ronde. (Pour lui éviter une fatigue, car il avait eu la veille un petit embarras gastrique, je ne lui avais donné que deux ronds, deux carrés et deux rectangles). Tout à coup, il dit :
- C'est pas la peine j'y arriverai jamais.
- Qu'est-ce que j'entends là ? Dany n'arrivera jamais? C'est impossible ; mon petit homme est trop habile pour ne pas réussir; d'autant plus qu'il s'y prend très bien. Seulement, voilà longtemps qu'il cherche, et aujourd'hui il est peut-être un peu fatigué; aussi nous allons jouer tous les deux à autre chose. Si on jouait au silence ?
- Oh oui, ti man, y en aura des choses aujourd'hui dans le silence, et puis, pour bien les entendre, on va se mettre par terre, tu veux?
Et sur la pelouse nous nous étendîmes tous les deux…
Dany n'était pas détendu ; je le sentais encore énervé, mais je me gardais bien de le lui dire. (Pour rendre un enfant ou un mari nerveux, rien de tel que de leur persuader qu'ils le sont).
- Comme c'est amusant, lui dis-je d'enfoncer l'herbe, et puis, après, d'être comme un chiffon. (J'allais dire : « de faire le mort », mais, Dieu merci, mon tout petit ignore encore la mort). Lève mon bras.
- J'peux pas, il est trop lourd, et le mien, il es aussi lourd?
- Non regarde, lui dis-je en le lui soulevant, c'est une plume, c'est toi qui le tiens. Laisse-le tomber comme le mien.
- Et maintenant!
-Il devient un peu plus lourd.
-Et tout de suite, maintenant ?
- Oh ! très lourd.
- Laisse-les tous les deux ainsi… Très bien… puis tes jambes… et puis tout ton corps.
- Ça y est. Tu pourrais pas me porter, tellement que je suis lourd.
- Eh bien! maintenant, ne pense plus à rien.
- C'est pas possible de penser à rien. D'abord, j'comprends pas pourquoi mon rond y n'a pas voulu entrer dans sa case.
- N'y pense plus pour l'instant. Regarde les nuages, comme ils sont légers et jolis.
- Le plus petit, tu vois, court rattraper le gros, comme si c'était sa maman nuage ; ça y est, il l'embrasse juste au-dessus de nous.
- Ecoutons maintenant ce que dit le silence ; on se dira tous les deux ce qu'on a entendu quand la vieille horloge sonnera quatre heures.
Dany ferma les yeux. Je le sentais se détendre infiniment, bercé par le doux bruit du silence des bois. De temps en temps il esquissait un sourire, et quand l'horloge sonna il me dit:
-Je suis sûr que le lézard est sur la terrasse, que les oiseaux y sont venus manger leurs miettes, que l'écureuil est grimpé en haut du hêtre, que la Toinette est allée à la ferme; mais le coucou est agaçant, il prend tout le silence aujourd'hui. C'est beau, dis, le silence maman ? Et toi tu as entendu tout ça ?
-Je n'ai pas entendu le lézard, mais j'ai entendu autre chose.
-???
-J'ai entendu mon petit garçon soupirer.
- Non, pas soupirer, mais respirer l'air, parce qu'il sentait si bon.
Dany, après vingt minutes de silence, de détente heureuse, la mine reposée, sauta à mon cou, disant:
-C'est pas tout, ça, mais j'arriverai pas à faire mes figures.
- Mais si, tu y arriveras, si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain. C'est assez difficile tu sais.
- N'est-ce pas c'est difficile ?
- Oui, mais tu peux très bien le faire.
- Tu crois que je peux?
- J'en suis sûre, puisque tu fais bien les barres tu as classé tout ton papier d'émeri. L'autre jour tu as bien rangé tous les poids, assemblé toutes les perles; c'était bien plus difficile que les emboîtements.
-Tu veux m'aider, dis, ti man, à le faire tout seul ? (1)
Je pris un rond tournais de gauche à droite, et lui dis :
- Tu as peut-être oublié de faire la même chose pour l'emplacement, c'est pourquoi tu as voulu mettre un carré dans un rond ; si tes yeux ne t'aident pas, tes doigts t'aideront.
Et c'est ainsi qu'un quart d'heure après, Dany revint triomphant me montrer son jeu emboîté, heureux d'avoir vaincu seul la difficulté, et moi très contente d'avoir mordu mes lèvres au moment où j'allais lui dire: "Tu ne sauras donc rien faire, aujourd'hui; ce n'est pourtant pas bien malin".
Evidemment, pour moi, ce n'était pas malin; mais pour lui, comme c'était difficile ! Aussi difficile en ce qui nous concerne que de sortir de notre mentalité d'adulte pour aller habiter et vivre dans le cerveau de nos tout petits.
Qu'il faut se surveiller et il n'a que trois ans! Que sera-ce plus tard?
(1) Aide-moi faire tout seul: Formule Montessori.
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