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Noël dans un camp
(Ces pages sont extraites de lettres écrites à une amie par une jeune fille de 19 ans, Monique L., déléguée des Mouvements de jeunesse chrétiennne français dans un camp de réfugiés du Centre-Ouest de la France.)
14 octobre 1912.
Dès mon arrivée ici, j'ai été très triste de voir le camp dans l'état où il est, et nos amis (les hébergés) si malheureux. Baraques en bois longues et étroites, à plafond bas, cloisons minces, lits en bois, serrés les uns contre les autres : 60 personnes par baraque composée d'une pièce unique è petites fenêtres hautes. Pas d'eau dans les bâtiments: lessive et toilette en commun, hommes et femmes, en plein air… J'ai mal au coeur quand je pense à cet hiver, et je pleurerais bien volontiers, si cela y changeait quelque chose. Nourriture bonne, mais très insuffisante - barbelés partout, camp minuscule.., j'en ai fait le tour en cinq minutes. Tout est si triste, triste.., on voudrait prendre la souffrance de ces gens et la porter, mais on ne peut que rester silencieux en regardant leur douleur - leur tendre les mains, en leur disant qu'on les aime beaucoup - mais c'est si peu !…
18 novembre 1942 .
…Il fait affreusement faim et froid. Les décès vont toujours en augmentant: des gens sous-alimentés, à peine vêtus, dans des baraques sans feu par un froid rigoureux…
30 novembre 1942.
Hier matin, tu aurais pu voir sur la route un petit morceau de forêt qui descendait. Au milieu du tas, Monique, qui marchait dans les branches, respirait le givre et la résine, et serrait bien fort dans ses bras et ses doigts gelés des rameaux de sapin tout verts et tout parfumés de cette odeur qui annonce Noël. Depuis trois jours, j'allais tous les matins cueillir dans la forêt de belles branches bien fournies et régulières pour orner notre Foyer. Nous l'avons tout transformé, tout égayé, tout rafraîchi… Et hier, pour la première journée de l'Avent, nous y avons eu une petite fête avec goûter, où nous avons invité une trentaine de personnes… qui ont eu la joie de déguster de vrais gâteaux dans de vraies soucoupes, sur de vraies tables, avec tout autour de vrais sourires et un bon feu qui réchauffait le coeur et tout. Ils avaient tous, en cet honneur, mis leurs beaux (!…) habits, et pendant quelques heures on a un peu oublié qu'il y en avait tant qui mouraient dans les baraques…
5 décembre 1942.
Quelquefois on a l'impression d'étouffer dans ces baraques où tout sent la pauvreté morale encore plus que physique. C'est pourquoi je prends tant de joie à faire le culte le dimanche ; je sais qu'à tous ceux qui viennent cela fait beaucoup de bien (ils me l'ont dit), et j'ai l'impression que pour tous ceux-là je maintiens allumé le petit flambeau de l'espoir, je les empêche d'oublier que l'homme est autre chose qu'un ventre - même quand ce ventre a faim! C'est un dur combat, va, quelquefois!
J'ai profité des derniers jours pour prendre des initiatives (comme celle du rapprochement avec le curé). Entre autres pour demander aux types qui en sont capables ici, de faire quelques conférences intéressantes qui réveillent un peu ce qui reste d'esprit chez nos hébergés… Ainsi, à travers les baraques noires, je suis partie à la recherche de l'Esprit - et je l'ai trouvé sur un matelas plein de punaises, sous des haillons pires que ceux d'un mendiant…
12 décembre 1942.
Ce cher vieux R. m'a proposé de peindre pour Noël de beaux rubans où il écrirait « Dieu est amour » et « Dieu est lumière ». Comme il est brave, n'est-ce pas? Ce matin, j'ai vu M. B. (représentant d'une maison suisse à T.)… chez des amis. Il est vraiment sympathique, un peu carré, mais c'est chic de voir un type qui réussit à être à la fois si « business man » et si chrétien. Résultat de ma visite : 3000 fr. au moins, pour préparer Noël au camp, un poste de radio, cent kilos de biscuits de soldats, des promesses de laine, de vêtements, d'un gramophone, et d'argent chaque fois que j'en aurai besoin! Je loue le Seigneur qui est témoin de ma jubilation! Il y a encore de chics types dans ce bas monde !
13 décembre 1942.
Quand tu recevras cette lettre, on sera seulement à huit jours de Noël. Depuis le premier dimanche de l'Avent, je t'assure que j'y pense, à ce Noël qui vient. Aujourd'hui dimanche, notre ami le curé est venu. Il a pris le café au Foyer avec trois hébergés, Trudi (déléguée du Secours suisse), et nous avons parlé de Noël et fait de magnifiques projets… arbre de Noël, réveillon pour tous les chrétiens (une cinquantaine), avec lapin, etc …. messe de minuit si possible, le lendemain grand goûter pour tout le monde, tableaux vivants (Annonciation, Annonce aux bergers, Nativité, Cantique de Siméon) et un tas d'autres choses ! L'abbé était baba de tous ces projets, et Trudi m'a promis des fromages ou je ne sais quoi pour le dessert, tout s'annonce magnifiquement! Tu sais, si nous arrivons à leur donner à tous la Joie de Noël telle que je la sens qui se prépare et monte en moi, ce sera magnifique… Il faut que ce soit un vrai Noël, la lainière qui luit dans les ténèbres, il faut que se réalise la promesse de Zacharie : « Ce sera un jour unique, connu de l'Eternel.., et vers le soir la lumière paraîtra. » Les hébergés viendront comme tous les jours au Foyer et… la lumière paraîtra, tu sais! Elle paraîtra, je le sais bien, moi, qui la vois déjà au bout de ces douze jours qui restent; et quand je la regarde, je me dis que les bergers ont dû rudement courir quand ils ont vu l'étoile, et les mages aussi, parce qu'ils devaient être bien impatients d'arriver.
Du 23 au 24 décembre 1942.
Il est 4 h. 30 du matin. Explications: c'est bientôt Noël… Il faut fêter ça. D'où: confection de gâteaux pour sept cents types. La cuisine est prise toute la journée, d'où nécessité de confectionner les dits gâteaux la nuit. Depuis 19h30 ce soir jusqu'à environ 6 h30 tout à l'heure, quinze Espagnols et -oles travaillent sans arrêt pour l'amour des copains à leur préparer un tas de bonnes choses avec de la vraie farine, de la vraie huile, du vrai pâté et un vrai entrain! Ils sont chics, ces gens, mais comme ils apprécient à leur juste valeur les biens de ce monde, il est à craindre que, si on les laissait tout seuls, ils se débrouilleraient bien pour manger douze gâteaux chacun. Or, 12 X 15=… d'où la nécessité d'ouvrir l'oeil et le bon… De minuit à 3 h., j'ai dormi pendant que Trudi faisait la « relève» (excuse ce mot fâcheux) de ce farceur de R. qui dormait d'un oeil et surveillait(?) de l'autre. A 3 h., Trudi s'est couchée et me voilà… J'ai reçu ce matin une lettre attendrissante de ma chère mère qui semble considérer qu'il n'y a pas de pire malheur que d'avoir à Noël une fille qui travaille au loin dans un camp de concentration… Dire qu'avec tout l'amour que j'ai pour les miens, je ne laisserais pas ma place ici pour un empire! Mlle S. et moi avons déclaré ça l'autre jour aux infirmières qui en étaient baba… C'est une veine que nous avons, tu sais, mais une veine! Quand je pense qu'il y a tant de pauvres bonshommes qui travaillent parce qu'il le faut bien et que nous, jamais nous ne pensons seulement que nous travaillons, mais que nous vivons, tout simplement! Et la vie, c'est quelque chose !
11 h. 30 du matin. Interrompue hier soir (ou cette nuit) par mes Espagnols qui m'ont invitée è de fraternelles agapes : trois boiteux, un manchot, un sourd-muet et un type qui a la moitié du crâne en celluloïd ou en duralumin, plus un tas de « moukères » (« mujer», femme en espagnol), plus moi, autour de la table de la cuisine, nous avons mangé des pommes de terre aux tripes: plat royal. Et nous avons ensemble rompu le pain - la vraie de vraie communion autour de Noël qui venait; je t'assure qu'il n'y avait pas besoin de liturgie, ni de longue robe noire à rabat blanc !…
J'ai de la joie plus qu'il n'en faut à dépenser pour toute une vie, plus que pour tonte une éternité! Et je suis plongée dans Noël jusqu'au cou! Au point que ça m'empêche de dormir, et que maintenant je m'embêterais toute seule dans ma chambre, si je ne pouvais déverser mon trop-plein sur vous. Je pense au réveillon de ce soir, à la messe de minuit, à la fête de demain, au service de Sainte-Cène d'après-demain - tu te rends compte? et j'en oublie qu'il est midi et que je dois aller manger. Mon coeur est plein de chansons…
25 décembre 1942.
(Extrait d'une lettre de Trudi, du Secours suisse.)
Cet après-midi, représentation de tableaux vivants de l'enfance de Jésus. Si vous aviez vu tout ce qu'on était arrivé à en faire! Les costumes étaient magnifiques. On avait même trouvé de la fourrure et du brocart. A chaque nouveau tableau, on lisait un texte biblique, et on chantait des cantiques. Le public tout entier n'en revenait pas d'émerveillement, et beaucoup pleuraient, car, malgré tout, c'était leur plus belle fête de Noël. L'atmosphère en ce jour-là était indescriptible; toute de jubilation et de gratitude que l'on se fût donné tant de peine. Personne n'en avait attendu autant. Des sentiments tus depuis bien longtemps vinrent à s'épancher, et l'on croyait vivre dans un tout antre monde. Naturellement, le fait qu'en ce jour-là personne au camp n'était affamé, y était aussi pour beaucoup…
C'était presque un miracle pour nous, de voir que l'esprit de tout un camp peut être ainsi changé en quelques heures. Cependant nous ne nous faisons aucune illusion, nous savons que d'autres heures plus sombres reviendront. Mais une chose demeurera certainement dans le souvenir de ces malheureux : l'intérêt et l'affection qui leur furent portés ce jour-là. C'était tout particulièrement beau pour les trois malades qui entrèrent en repos pendant les jours de fête. Je n'oublierai jamais les yeux radieux de l'une d'entre les mourantes qui reçut encore avec une joie d'enfant les deux pommes qu'elle comptait garder pour le lendemain, quand elle se sentirait mieux, comme elle l'espérait. En effet, le lendemain elle fut mieux, mais d'une autre manière qu'elle ne le pensait. Cependant, que pouvait-elle faire de mieux que de quitter cette misère pour entrer dans la joie éternelle?…
29 décembre 1942 (Monique).
Alors tu auras une petite idée de ce que Noël a pu être ici: un vrai de vrai miracle: trois jours de joie pure et vraie pour tout le monde -- je ne comprends toujours pas comment cela put nous être donné: rien que des visages rayonnants, même chez les vieux, les malades et les mourants. Je n'exagère pas - mais je n'oublierai jamais cela - surtout quand je compare cette lumière aux ténèbres de tous les jours. Aujourd'hui je suis un peu triste. Il y a des jours où cette misère paraît trop dure, tu sais, et révoltante…
Dehors il neigeait cette nuit, et il soufflait un vent glacial. J'ai fait mon tour des baraques comme à l'ordinaire. J'ai appris les morts de la nuit.., mais il n'avait pas encore fait si froid, et c'était si affreux de voir les gens! Dans la baraque des vieilles, elles étaient toutes couchées, avec toutes leurs couvertures rassemblées jusque sous le menton ; elles grelottaient et pleuraient de froid. Quelques-unes avaient déjà tout à fait perdu connaissance et ne faisaient que pleurer, ne me reconnaissant même plus. L'une qui avait depuis une semaine le pied gelé a l'autre pied gelé aussi maintenant… Tous les gens d'ici affirment que ce n'est que le commencement. L'eau suinte aux parois, à l'intérieur des baraques… les parois en bois laissent passer le froid, et rien n'y fait. Rien n'y fait, rien n'y fait - on ne peut que se répéter cela, et naturellement, ce n'est pas spécialement réconfortant… Pourquoi y a-t-il des gens qui ont trop de souliers alors qu'ici, les gens courent dans la neige avec des espadrilles percées? Pourquoi y a-t-il des édredons qui dorment dans des armoires alors qu'ici les gens s'attachent leurs couvertures autour du corps pour avoir plus chaud? Pourquoi y a-t-il des vies inutiles et oisives, tandis qu'ici ces misérables s'accrochent de toutes leurs forces à leur pauvre petite existence? Pourquoi tout ça? je ne sais pas - mais je sais que c'est aussi pour que je fasse mon possible et que je me rende compte de ce que, moi, j'ai reçu. Oui, ma vieille, tout ça est bien dur et bien compliqué, mais ne t'en fais pas, le moral tient bon.
Notre nouveau phono, reçu au Foyer pour Noël, joue l'ouverture de Coriolan - et nos gens écoutent avec tant de joie -moi aussi. Un peu de musique enfin, après tant de semaines où je n'ai pas eu la possibilité d'entendre une note! Je t'assure que j'apprécie. Et puis, ici, cela prend tant de sens! Notre Foyer maintient, en dépit de tout, une vie spirituelle au camp et c'est vraiment exactement là ce que nous sommes: Secours suisse et Quakers donnent à manger, et nous restons l'affirmation vivante qu'il y a autre chose encore qu'un pauvre corps torturé et misérable. Je t'assure que, plus que du reste « ils » ont besoin de cela! Et je me suis tant réjouie quand j'ai vu arriver les disques : le Largo de Haendel, la 8e Symphonie de Beethoven, la Symphonie inachevée, les Danses espagnoles de Granados, du Bach, du Schumann, etc., et mon cher Mozart et mon cher Jean Sébastien sont tous les deux là. Avant-hier soir nous avions invité les Espagnols qui nous avaient aidés pour cuire les gâteaux, et comme ni Mlle S. ni moi ne parlons l'espagnol, il était un peu difficile d'établir un vrai contact. Alors on a joué les Danses espagnoles de Granados, et ils étaient tout émus. Ça les a mis en train, et ils se sont mis à chanter une foule de chansons espagnoles, très belles et même émouvantes, avec leurs voix chaudes et rudes…
Qui dirait que le froid peut être si dur, alors qu'il sait se montrer sous des aspects si beaux? Ce soir, en quittant le camp vers 22 h. je suis rentrée chez moi en marchant tout lentement dans la nuit noire sur une route bien glissante de verglas. J'étais seule et suis allée sans me presser. La nuit était sombre, la lune pas encore levée; la neige sur les arbres, les maisons, les champs, la route, était d'une telle blancheur qu'il semblait émaner d'elle une douce lumière qui s'estompait en montant vers le ciel tout cela était très beau, et j'avais de la peine à comprendre que, pour tant de gens, cela n'ait pas d'autre signification que la promesse de beaucoup de souffrances et peut-être d'une rude mort. Ainsi va la vie - il faut beaucoup de souffrance pour faire un peu de beauté…
30 décembre 1942.
Il neige toujours. Tu sais ce que c'est, quand le ciel est uniformément gris et tranquille, et la terre uniformément blanche et silencieuse. Tu sais la religieuse beauté qui se dégage de tout ce blanc et de tout ce silence…
Encore quelque chose : imagines-tu ce que ça peut être, un service de Sainte-Cène au camp? On a eu ça le samedi 26. Le pasteur Ch. - un type bien - était exprès venu. Nous étions douze autour de la Table Sainte recouverte d'une grosse couverture beige. Le pasteur avait quand même mis sa robe, mais les types étaient plus clochards que jamais. Pourtant, Espagnols, Allemands, Tchèques, Français, on était tous si près, si près les uns des autres! C'était puissant!…
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