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L'Etoile des Bergers
Une nuit pareille à celle-ci.., pure et froide, dit le vieil homme au seuil de sa cabane de boue séchée. Les étoiles brillaient comme ce soir. Je me suis couvert de ma peau de mouton
Il ferma la porte et revint s'accroupir dans la chambre à demi éclairée par un feu pauvre sur un foyer de torchis.
- Raconte encore, grand-père! supplia la petite fille.
Elle ne se lassait pas d'écouter l'histoire de cette nuit étonnante où les anges avaient parlé aux hommes, où l'étoile s'était mise en marche, guidant les bergers jusqu'à la ville, auprès d'un enfant nouveau-né qui souriait dans la crèche, entre un âne et un boeuf.
Mais le vieux haussa les épaules; une fureur soudaine contractait son visage:
- Nuit maudite!
La petite fille, effrayée, s'écarta.
Un lourd silence pesait le long des murailles de pisé. Les femmes, assises sur des nattes, filaient leur laine, tête baissée; elles n'osaient pas regarder le vieil homme perdu dans ses chagrins. Des bergers entrèrent et firent cercle autour de lui. Ils échangeaient de brèves paroles, ressassant les mêmes choses.
Voici trente années qu'ils attendent, trente années qu'ils comptent les jours et les nuits, qu'ils guettent l'apparition du Messie - et rien ne se passe. Le malheur des temps s'aggrave sans cesse. A partir de la nuit terrible où le roi Hérode ordonna le massacre de tous les nouveaux-nés, les exigences romaines devinrent insupportables. Les éléments mêmes s'associent aux méchants; des sécheresses épuisent le pays; les nuées de sauterelles dévorent les pâturages; le feu du ciel consume la moisson. Un mal étrange décime les troupeaux: les boeufs refusent le service; les agneaux meurent au flanc des brebis taries les chamelles se détournent de leurs petits.
- Maintenant nous sommes dans la misère, nous continuons de subir le joug, et nous n'espérons plus rien.
Ils se révoltent contre une telle injustice: l'annonce magnifique de leur libération, tous l'avaient entendue. Bercer à travers la vie rude cette radieuse perspective, et puis, au seuil de la vieillesse, s'apercevoir qu'on est de pauvres dupes!
- Peut-être avions-nous rêvé cette nuit-là, dit le vieillard qui tenait son front entre ses mains.
- Pourtant, murmura le plus jeune, la douceur des petits pieds nus contre ma joue, ces petits pieds que je baisais, je ne l'ai pas rêvée
Un souffle vif les fit se retourner. Un instant, ils aperçurent la clarté de cette nuit scintillante; une étoile, à l'horizon, brilla, si proche et si dorée, que l'image d'une autre étoile et les souvenirs d'une autre nuit refluèrent à leur coeur - souvenirs hallucinants dont ils ne pouvaient secouer l'obsession. Puis les bergers, courbant la tête, revinrent à leur amertume. Ils ne virent pas cet homme qui entrait sans bruit, refermait la porte, et s'immobilisa dans l'ombre. Les femmes, à la dérobée, examinèrent le nouveau venu, et elles s'étonnaient de ne point le reconnaître. L'une d'elles se leva pour quérir une cruche et, s'approchant, demanda:
- Veux-tu boire?
Il sourit. Il était jeune et très beau, malgré la fatigue et les privations creusant son visage. Elle observa les vêtements usés, les pieds poudreux.
- Tu viens de loin?
- Oui
de loin.., répondit-il évasivement. Du désert.
- Repose-toi. Et mange.
Elle apporta une miche de pain et reprit son fuseau.
La petite fille s'était glissée tout près de l'inconnu. Elle finit par s'asseoir à ses pieds.
- Comment t'appelles-tu? demanda-t-il.
- Marie.
Il répéta «Marie», et une telle tendresse faisait trembler sa voix que l'enfant osa se blottir contre sa poitrine; il sentit des lèvres puériles sur sa main, et ses bras entourèrent les frêles épaules.
Les hommes s'arrachant à leur songe, se mirent à l'interpeller:
- Les pays d'où tu viens sont-ils aussi malheureux que le nôtre?
Il médita un instant et répondit :
- Vous, des bergers, ne savez-vous pas que la nuit n'est jamais plus froide et plus obscure qu'à l'instant où va paraître l'aube?
Tous le regardaient, étonnés.
- Mais, dit le vieux avec une colère soudaine, du moins les habitants de ces pays n'ont-ils pas été bernés par une promesse. Ils n'ont pas vécu pour une espérance, comme nous qui avons contemplé le ciel ouvert et cette splendeur qui tombait des astres - nous qui avons entendu chanter: «Paix sur la terre! Je vous annonce une grande nouvelle. Aujourd'hui le Sauveur vous est né! » Nous savons maintenant que tout cela est mensonge
il n'y a point de paix, il n'y a pas de sauveur
- Pourquoi blasphèmes-tu? reprocha doucement l'étranger.
Le vieillard haussa les épaules.
- Tu es trop jeune pour avoir été témoin de ces choses. Tu ne peux te figurer cette heure, cette course sous les étoiles, cette arrivée dans l'étable, et ces mages de l'Orient, parés d'or et de pierres précieuses, agenouillés avec nous.
- Je sais, murmura l'inconnu, ma mère m'a raconté
Il serra la petite fille contre son coeur et il lui parlait à voix basse.
Les femmes s'étaient rapprochées, laissant leur ouvrage tomber sur le sol; Marie souriait aux anges, et les bergers hochèrent la tête tandis que le vieux s'obstinait à continuer:
- La délivrance apparaissait immédiate
tandis que nous adorions l'enfant. Un enfant quelconque, entendez-vous ! Où est-il, ce prétendu sauveur ? Mort, peut-être ?
- Le jour où vous le verrez, aucun ne le reconnaîtra, car les hommes sont aveugles.
L'autorité de cette voix les contraignit au silence. Et ils songeaient: «Est-ce un rabb voyageant secrètement? Ou l'un de ces pèlerins qui savent de belles histoires et de précieux secrets»? Ils auraient voulu implorer:
« Parle-nous ! »
Mais leur hôte se taisait, enfermé dans ses pensées. Et il semblait que rien ne fût si doux que ce silence autour de lui.
Néanmoins, le vieux berger esseya de l'interroger encore:
- Possèdes-tu des troupeaux? Sont-ils atteints comme les nôtres? Sais-tu un remède pour conjurer le mal?
L'inconnu sourit et murmura
- Mes richesses ne sont pas de ce monde
Quelle douleur - quel amour frémissaient dans ces inflexions pour que le berger se sentît brusquement honteux et reniât ses inquiétudes? Il se souvint qu'il avait abandonné son troupeau, une certaine nuit, pour suivre une étoile, et il pressentit que, ces richesses d'un autre monde, il les avait possédées en ce temps-là, où son coeur, gonflé d'une espérance inconnue, participait à la joie unanime de la terre et des cieux. Il s'absorba dans cette pensée, oubliant ses rancunes ; la nuit de naguère devenait vivante autour de lui, autour de ses compagnons immobiles. Des images très douces flottaient devant leurs yeux baissés, l'image des enfants qu'ils retrouveraient tout à l'heure dans les huttes d'argile séchée, timides caresses, confiance des tout petits ressemblant à cette gamine qui éparpillait ses cheveux sur l'épaule de l'inconnu. Peut-être grandiront-ils au sein de la paix et de l'abondance, puisque le pèlerin laisse entendre que le Messie n'est pas mort?
Le visiteur baisa Marie au front, il la fit asseoir sur la natte, se leva, prit son manteau.
- Oh ! tu t'en vas déjà? s'écria-t-elle d'une voix désolée. Pourquoi? On était si bien!
Et les hommes acquiescèrent en eux-mêmes : « C'est vrai.., on est bien
pourquoi partir? »
- Il le faut, répondit tendrement le voyageur. Ma route est longue.
- Où vas-tu?
- Loin d'ici, voir ma mère.
Tous se regardaient à la dérobée, un peu déçus, ni un rabb, ni un prophète, il n'était qu'un jeune homme qui retournait à la maison.
- Je vous remercie, fit la voix mélodieuse, j'avais soif, et vous m'avez donné à boire; j'étais las, et je me suis reposé sous votre toit. Que la bénédiction de Dieu vous accompagne!
La porte étant ouverte, ils reconnurent l'étoile resplendissante au-dessus de leurs têtes. Le voyageur les salua d'un sourire et disparut, comme absorbé par les ténèbres.
Aucun d'eux n'osait rompre le silence pour ne pas troubler cette paix lumineuse qu'il laissait derrière lui, dans la chambre exorcisée. Il semblait qu'une soudaine jeunesse renouvelât leurs coeurs. Et tous ces hommes, délivrés de la révolte et de l'amertume, songeaient : «Qu'importe notre misère présente, la pauvreté, la servitude
Même si ce n'est pas nous qui voyons l'accomplissement de la promesse, nous aurons connu cette joie
qu'il ne faut pas laisser mourir en nous.., cette heure d'autrefois.., qui ne ressemblait à aucune autre
si ce n'est à l'heure de cette nuit ».
Les femmes d'une voix étouffée, se lamentèrent : - Vous ne lui avez pas demandé son nom
- Moi, je le sais, murmura la petite Marie en relevant ses yeux pleins de larmes. Il me l'a dit pour que je pense à lui chaque soir : il s'appelle Jésus.
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