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Un violon parle *

Jacques Thibaud, alors âgé de 13 ans, vient à Paris pour y suivre des cours au Conservatoire. Il passe sa première nuit chez un oncle, simple ouvrier d'usine qui habite seul dans le fin fond de Saint-Denis au cinquième étage d'une maison d'où l'horizon, de quelque côté que se tournent les yeux, ne laisse apercevoir autre chose que de la fumée.

« Je me trouvai tout à coup sur le palier et je ne peux vraiment pas dire que la vision que j'eus du haut de ce cinquième était de nature à atténuer la sensation pénible qui m'étreignait le coeur. Un escalier étroit, dont le bois ne devait être nettoyé qu'une fois l'an, descendait - flanqué d'une rampe délabrée et brinquebalante où luisait à chaque étage une poignée de cuivre rouge - dans la cage ténébreuse où quelques vies humaines venaient, deux fois par jour, replier leur amertume et le nostalgique leitmotiv qui me poursuivait « L'usine le matin, l'usine l'après-midi. L'usine toujours, toujours !».
Je sentais mon coeur se serrer davantage. Non pas du fait qu'il y eût sur la terre tant d'inégalité - les uns à l'usine et les autres, comme disait mon oncle, en équipage - mais je pensais que, pas plus d'ailleurs que les gens qui roulent équipage, ceux que le hasard avait parqués dans cette triste et sombre demeure ne tentaient le moindre effort pour s'évader de leur «fumée » quotidienne.

A trop pratiquer l'ascenseur - pour monter et surtout descendre - nos contemporains se sont privés d'une faculté qui engendre bien souvent de très grandes choses. On peut penser sur un escalier comme on ne pense nulle autre part. Et «l'esprit de l'escalier » dont on a tant parlé me semble une expression tout à fait injuste. Il y a vraiment un «esprit de l'escalier » et j'en eus moi-même la preuve quand j'atteignis le rez-de-chaussée. Je décidai que, chaque dimanche, l'appartement de mon oncle servirait de tabernacle à la musique. On ouvrirait la porte sur le palier. Et à l'heure où il y aurait le plus de chances - c'est-à-dire entre midi et deux heures - pour que ces « Messieurs-Dames » fussent réunis là dans la béatitude de leur digestion dominicale, je saurais bien leur ouvrir des portes de lumière.

Or, petit miracle parmi les grands miracles qui ont fait de ma vie ce qu'elle est, je m'aperçus dès le premier dimanche que l'Aria de Jean-Sébastien Bach, coulant ainsi du cinquième étage jusqu'au rez-de-chaussée, avait eu pour premier effet de déclencher un bruit de portes. Quand j'eus filé la dernière note du sublime Aria sur la corde qui en garda quelques secondes le divin écho, je regardai, à la dérobée, mon oncle. Il était tout pensif. Ses yeux à demi fermés semblaient s'attarder sur les lattes du parquet… Qu'y cherchait-il? Quelle énigme poursuivait-il à travers l'épaisseur du bois qui ne se traduisait, pour lui que par le fait qu'au-dessous de lui, il y avait des hommes, mangeant, buvant, travaillant, dormant et peinant -comme lui - et qu'il ne connaissait pas et qu'il ne connaîtrait jamais. Et pourtant le feu qui s'alluma dans son regard en cet instant m'induisit à penser que, pour la première fois, dans son existence morne et monotone, entrecoupée de dimanches tout pareils à celui-ci, il venait de se sentir solidaire des autres locataires de la maison qu'il habitait.

- Eh bien ? dis-je à mon oncle.

Il hocha la tête. Devant ce mystère, il me faisait comprendre qu'il était impuissant. Je m'avançai alors par curiosité sur le palier, me penchant pardessus la rampe, et aperçus les deux portes de l'étage du dessous, à droite et à gauche - entrebâillées. Je vis briller des yeux. D'un côté deux vieillards et, de l'autre, un jeune homme et une jeune fille, tous immobiles, me donnaient à croire, par leur attitude interrogative, qu'ils regrettaient que ce beau chant eût si vite fini. Je voulus en avoir le cour net. Et, prenant mon courage à deux mains, je prétextai je ne sais plus quoi et descendis lentement, marche à marche les escaliers. Pas de doute ! Le bruit des portes que j'avais, tout à l'heure, entendu, correspondait bien à ce que j'avais pensé et même voulu. C'est moi et moi seul qui, d'un coup d'archet, les avais ouvertes mieux qu'avec des clefs magiques. Pas une, du haut en bas, et de droite à gauche, qui fut fermée. Pas une qui n'encadrât deux, trois ou quatre visages. Et tout ce monde attachait ses yeux sur moi comme un événement extraordinaire. Ils avaient l'air de dire, tous ces braves gens «Mais qu'est-ce qu'il nous arrive donc aujourd'hui?». Je remontai, le torse bombé, chez mon oncle et lui fis part de ma découverte.

- A partir de cette minute, lui dis-je, tu n'es plus seul dans cette maison. Tu as au moins une vingtaine d'amis !
- Qu'est-ce que tu me chantes-là ? riposta-t-il, je ne connais aucun locataire. Je crois, mon petit, que ton violon te tourne un peu la tête !

Pour toute réponse, je me bornai à sourire.
… Mais le phénomène que j’avais annoncé à mon oncle fut celui grâce auquel se réalisa, de haut en bas de la maison une solidarité merveilleuse. Les cloisons s'abolirent comme par enchantement et trois mois - jour pour jour - après mon arrivée à Saint-Denis, tous les locataires fraternisaient. Ils s'invitaient les uns chez les autres, sortaient souvent ensemble, le dimanche, en caravane, et comme mes occupations au Conservatoire où j'étais entré ne me laissaient que très peu de temps pour entretenir leur feu sacré, ils passaient toutes leurs heures de loisir à apprendre par cour des chants du folklore qui circulaient à tour de rôle du premier au cinquième étage.

On ne m'enlèvera pas de l'idée que, mieux qu'aucun sermon, la musique est capable de ces miraculeuses métamorphoses, et qu'un peuple qui chante d'une seule voix et d'une seule âme le même chant n'a aucune peine à retrouver les traits essentiels de son destin.


* Souvenirs de Jacques Thibaud recueillis par Jean-Pierre Dorian. Ce livre est à la disposition de nos lecteurs.









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