
|
|
Les « Entretiens sur l'éducation » est un mensuel publié sans interruption depuis plus de 100 ans.
Le site www.entretiens.ch vous offre la possibilité de consulter en ligne ces extraordinaires archives parcourant/ponctuant au jour le jour l'histoire de l'éducation familiale d'un bout à l'autre du XXème siècle.
La survie de la brochure mensuelle imprimée parallèlement à la distribution virtuelle à travers le site est le garant de la poursuite de cette aventure. La rédaction est assurée de façon bénévole par un groupe de parents passionnés par la réflexion et l'écriture autour du vécu familial. Les frais d'impression du journal et la gestion du site (100 000 pages demandées par mois??)....30.- par an (20€).
En dehors du grand intérêt pour vous de cette matière exceptionnelle, que vous soyez jeune parent, chercheur dans une université ou simplement intéressé par l'évolution des comportements humains, votre soutien par l'intermédiaire d'un abonnement nous est indispensable.
Pour les pays lointains et si vous ne désirez pas profiter de la version papier, un abonnement sous forme de pdf est accessible au même prix annuel de CHF 30. Il vous donne un accès complet aux archives
La louve
- Dans mon lointain pays, me raconta Jean-Pierre le vieux berger, nous avons à Noël une coutume qui est belle et qui, tout autant, est étrange pour ceux qui ne savent pas. Depuis des ans et des siècles, à ce qu'on dit, sur le coup des dix heures du soir, les hommes du village se réunissent avec les chiens, et portant des torches ; ils prennent aussi des bâtons et des fourches, puis ils se mettent en route à travers la forêt en faisant un grand bruit. Il y a toujours de la neige, à Noël, chez nous ; ce n'est pas comme les Noël d'ici, qui sont tout bonasses et anémiques. Ça pince dur et, dans la forêt, il y a des loups, par les grands froids. Donc, ils s'en vont riant et criant. Et voici ce qu'ils crient à tous les détours du chemin, dans la forêt : Hé là ! n'as-tu pas vu l'enfant ? Hé là n'as-tu pas vu l'enfant ?
Puis, ayant fait un grand tour, ils reviennent au village et s'en vont tous en troupe, avec les femmes et les enfants qui sont accourus, adorer l'enfant de la crèche, à l'église.
Mais pourquoi cette coutume ? demandai-je.
- C'est ici que se place mon histoire, fit mon berger en clignant de l'oeil.
Il faut toujours écouter les bergers quand il s'agit d'une histoire de Noël. J'ouvris donc mes oreilles.
Cela se passa il y a bien longtemps. Il y avait au village un homme qui s'appelait on ne sait plus comment mais qu'on surnommait le Hardi. Il avait femme et enfant, il était jeune, il était fort. Bref, il avait toutes les raisons du monde de se montrer digne de son nom, et sa femme était fière de lui. Tout le village aussi d'ailleurs.
La veille de Noël, en une année particulièrement froide, il dit à sa femme :
- Histoire de me réchauffer un brin, je vais à la forêt. On a entendu hurler le loup, la nuit dernière. On ne va pas fêter Noël comme ça!
- Mon homme, cria-t-elle, s'il te plaît, ne verse pas le sang en ce jour de la nativité !
Mais il se mit à rire et s'en alla. Quand il revint, le soir, il portait sur le dos le cadavre d'un louveteau.
- Tiens, dit-il à sa femme, ce n'est pas lui que j'aurais voulu avoir, mais la mère ! Ce sera pour une autre fois I
Mais la femme se mit à pleurer, l'appelant païen, pour avoir pris la vie d'un petit de bête le soir où Notre-Seigneur allait naître. Il haussa les épaules, et s'en fut jouer avec son petit garçon de trois ans. Puis il alla à l'auberge boire du vin chaud avec les amis.
C'est à l'auberge que sa femme arriva à la nuit tombée, avec de grands gestes d'épouvante, et se tordant les mains de désespoir.
- Mon enfant, mon Jacquou! Ah!
On sut enfin ce qui était arrivé. Ce ne fut pas facile, la pauvre femme n'en pouvant plus parler.
En bref, elle avait soudain entendu un grand cri dans sa cuisine, et c'était Jacquou qui l'avait poussé. Etant accourue de la chambre voisine, elle avait vu une grosse bête efflanquée, les yeux pleins de flamme et qui tenait l'enfant dans sa gueule, par sa petite robe. La porte était ouverte, d'un bond, l'animal s'était jeté dehors, et la pauvre femme ne l'avait plus vu.
Le Hardi se redressa, pâle comme un mort.
- C'est la louve ! dit-il. Il fut dehors en un instant sans s'occuper davantage de sa femme, courut chez lui, accrocha sa hache à sa ceinture, saisit son épieu et une torche et, à grandes enjambées, se mit à courir vers la forêt.
Alors, il se passa des choses extraordinaires, et qu'on ne croirait pas, si le Hardi lui-même n'avait assuré sur sa tête que tout se passa ainsi.
A peine fut-il entré sous bois qu'il vit devant lui plusieurs bêtes de la forêt accourues au bruit qu'il faisait.
- Mes bons amis, dit-il, la voix éteinte par un sanglot, n'avez-vous point vu mon tout petit enfant, Jacquou, qui a des yeux si bleus ?
- Hé! l'homme, n'as-tu point vu l'enfant de notre soeur la louve ?
Le Hardi ne sut jamais qui avait prononcé ces mots. Il sursauta violemment, et, sa stupeur passée, s'en alla en courant. Il portait la torche haut ; et voici, toutes les bêtes qui étaient là se mirent à la suivre. Bientôt, il rencontra le renard, et s'arrêta tout net en le voyant.
- Renard, mon ami, fit notre homme, la voix lourde d'appréhension et d'angoisse, n'as-tu pas vu mon tout petit enfant, Jacquou, qui joue toujours si bellement sur les genoux de sa mère?
- Hé ! l'homme, dit le renard de sa voix claquante, n'as-tu pas vu l'enfant de notre soeur la louve ?
Le Hardi entendit cette réplique avec un grand sursaut de dépit et de peur, et il reprit sa course en avant. Et voici, le renard se joignit aux bêtes, dont le troupeau toujours grossissant emboîtait le pas au chasseur de Noël. Or tout à coup se présenta, au détour d'un chemin, l'ours, tout de brun habillé et le museau blanc de givre.
- Sire ours, fit notre porte-torche en élevant la flamme fumeuse au-dessus de sa tête, n'avez-vous point vu mon tout petit, Jacquou, que sa mère pleure en ce moment ?
- Hé l'homme, fit l'ours de sa voix grondante, n'as-tu pas vu l'enfant de notre soeur la louve ?
Le Hardi baissa la tête et les larmes jaillirent de ses yeux, et un long murmure courut parmi le grand troupeau de bêtes qui s'était arrêté en même temps que lui. Puis tous se remirent en route. Et à tout venant, bête de poils ou bête de plume, le Hardi demandait :
- N'as-tu pas vu mon tout petit enfant, Jacquou, au rire si frais ?
Et la réponse était toujours la même :
- Hé l'homme, n'as-tu pas vu l'enfant de notre soeur la louve ?
Le Hardi n'interpella plus aucune des bêtes qu'il rencontra dans sa course sous les arbres, mais il courait à en perdre l'haleine ; et sa torche jetait des feux rouges sur les grands troncs dépouillés et le formidable troupeau des bêtes de la forêt haletait sur ses talons, marquant le rythme de la course qui ne s'interrompait plus, du cri toujours le même :
- Hé ! l'homme, n'as-tu pas vu l'enfant de notre soeur la louve?
Et, tout à coup, ils s'arrêtèrent ; ils venaient d'arriver dans une clairière entièrement baignée de la lumière qui tombait de la lune. Et voici, au pied du grand chêne, la louve était couchée, regardant venir l'homme à la torche et la multitude des bêtes qui le suivait. Un grand silence se fit, et chacun put voir que, blotti contre les flancs de la louve, le petit enfant de l'homme dormait.
Le Hardi alors jeta parterre son épieu et sa hache, et s'approcha à pas lents du petit Jacquou et de la louve qui le regardait venir de ses grands yeux pitoyablement tristes. Un grand sanglot secouait sa poitrine, et il marchait en titubant. Près de la bête il tomba à genoux, et lui demanda pardon, et sa voix était comme celle d'un petit enfant, tant elle était vide de l'orgueil de sa force, puis, se tournant vers le ciel, il demanda pardon à Dieu, et à Jésus dont c'était ce jour-là la fête. L'enfant s'était réveillé. Ayant vu son père, il se leva brusquement, et se jeta dans ses bras, avec un grand cri de joie. La louve, elle, efflanquée et les yeux tristes infiniment se mit à tourner autour d'eux, inquiète et mendiant on ne savait quoi. Mais vraiment ne le savait-on pas ? Et l'enfant, se baissant, lui mit sur la tête un baiser où était enfermé tout son coeur.
Puis, dans le silence pesant où seul s'entendait le crissement de ses pieds dans la neige, laissant là son épieu et sa lourde hache, le Hardi partit, son enfant sur le dos, et levant haut la torche qui jetait ses feux rouges sur le chemin.
|
|
|