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Le vieux poêle à dessins
Des amis d'Amérique ont apporté l'autre jour à mon petit garçon un marteau de bois rouge et un cube sonore. «Quand tu seras en colère», lui dirent-ils, « tu martelleras le cube de bois et tu passeras ainsi, sur lui, toute ta mauvaise humeur ». Mon fils a été ravi de ce nouveau jeu, s'est servi du marteau pour faire un bateau et a utilisé le cube pour une construction chancelante et très belle. Ce jeu psychologique, légèrement freudien, m'a laissé très songeur : se peut-il que l'on crée des jeux en vue de manifestations, en somme méprisables, du caractère ? Se peut-il surtout qu'un enfant normal soit, dans l'aveuglement de la colère, assez discipliné pour accepter le remède imaginé par un esprit inventif mais pondéré? Les enfants américains sont-ils donc si différents des nôtres?
J'aimerais parler de tout cela avec la vieille bonne qui a bercé toute mon enfance. Elle aurait su répondre à mes questions, car son calme bon sens égalait sa tendresse, et sa droiture, sa foi totale et simple. Elle avait remède à tous les maux, que ce fût un genou couronné, une magistrale indigestion ou une de ces rages d'enfant qui vous laissent épuisés et tremblants. Les défauts, les colères, disait-elle, ce sont les anses par lesquelles on peut saisir un caractère.
Mais encore faut-il les saisir! J'y pense quand un de mes petits, envahi par l'esprit de rébellion, devient tout à coup un étranger pour moi, crispé, hermétique. Je me représente alors sa colère comme un corbeillon de châtaignes piquantes dans leurs écorces vertes, intouchables, ou comme un bol de faïence à oreilles, rempli d'oursins noirs, hérissés. Je tends les mains vers des anses invisibles, j'essaie de vider le panier, le bol, et puis je recompose mon enfant.
Si c'est Jean-Nicolas que la colère saisit, il en jouit secrètement, il se cramponne, et goûte à l'amer plaisir d'avoir détruit une matinée heureuse, une heure où tout semblait vibrer à l'unisson. Sa colère sournoise prend l'orgueil à témoin, exalte de stupides vanités et rend douloureux le pardon, la réconciliation, la paix.
Le plus petit, lui, s'abandonne à des rages illimitées, rares, mais totales. Une bonne claque sur un derrière dodu et sans rancune ouvre l'écluse bienfaisante des larmes et des cris. Alors, mais alors seulement intervient mon allié patient et invincible: le poêle à dessins. Je pousse contre lui un Jean-Nicolas muré dans le silence, un petit enfant hurlant, assez fier de sa rage, et j'attends que le charme agisse.
Le vieux poêle est blanc, à dessins bleus, doux aux visages brûlants, lisse aux mains moites. Sur ses «catelles» défilent un pêcheur, une amazone, une ruine charmante, un port encombré de caravelles. Et surtout à hauteur de petit enfant, un chasseur, un genou en terre, vise un lapin bleu qui file, trois catelles plus loin, vers une colonnade cernée de lierres et de pampres. Il est poursuivi par un chien d'une espèce indéfinissable, qui tient un peu du cochon et un peu du basset avec une curieuse tête qui le fait ressembler à un veau. Tout cela serait parfaitement banal si, sur la deuxième catelle après le chasseur, entre le chien et le lapin, il n'y avait (placé par une géniale aberration du constructeur) un vieux monsieur paisible qui surveille une marmite posée sur un feu de broussaille.
Ce vieux monsieur ignorant le danger mortel qui le menace excite immanquablement la pitié de mes deux furieux. Le charme de ce petit univers à deux dimensions agit, et la colère s'égare dans ce paisible monde où n'ont que faire passions et violences. Par de mystérieuses voies teintées de merveilleux, mes enfants réintègrent le monde réel, apaisés, prêts à demander pardon, afin de pouvoir plus vite discuter avec délices du sort du vieux monsieur, du lapin bleu, du chien-cochon et du chasseur presque homicide.
Je me demande combien de temps encore je pourrai confier mes deux endiablés à mon paisible poêle. Peut-être que son charme, délicat comme un sortilège, enchantera tant le cour de mes fils qu'ils se souviendront quand ils seront des hommes des sentiers qu'il faut suivre en esprit pour épuiser des colères inutiles ou de lourdes rancunes, et retrouver toujours le chemin clair de l'amitié, des pardons échangés.
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