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Métamorphose
Il y avait déjà plusieurs mois qu'il était chez nous, et il demeurait un inconnu, car il était obstinément silencieux et fermé: une ombre parmi nous qui allait et venait et, chose plus grave, une ombre vis-à-vis de lui-même, à ce qu'il nous semblait.
Incertain, hésitant, il changeait de Faculté à l'Université, comme on quitte un livre pour en prendre un autre, sans motif profond à part la paresse et le désir d'en faire le moins possible, comme il nous l'avoua une fois, dans un de ses rares moments de pâle loquacité.
Il allait bientôt nous quitter et nous pensions avec tristesse qu'inconnu il partirait comme il était venu.
Or, un soir, brusquement le voile se déchira.
Nous étions sortis, mon mari et moi, et à notre retour notre fille nous dit: « Savez-vous que Pierre a un merveilleux talent de danseur! Ce soir, il a dansé devant nous, tout seul, et nous avons été sous le coup. » Le lendemain soir à notre demande, il dansa pour nous, et nous eûmes la plus étonnante des révélations. Ce garçon taciturne, morne, effacé, se métamorphosa en un brillant, un éblouissant acteur qui mima tour à tour la joie et la tristesse, la coquetterie et la timidité, le courage d'un matamore mexicain et la détresse d'un forçat, la finesse d'une danse chinoise toute en gestes des mains et l'excitation primitive d'un sauvage à demi-nu. Il dansa aux rythmes variés des disques trouvés là, en s'affublant d'oripeaux improvisés à quoi il communiqua une personnalité et une vie prodigieuses. C'était inouï !
Notre Pierre était méconnaissable, il vivait enfin et toute sa personne, libérée, avait une force et un charme étranges.
Vraiment émus nous lui exprimâmes notre admiration et notre conviction qu'il possédait là un talent qu'il devait faire valoir. Il paraissait tout heureux et surpris de nos éloges. Chez lui il n'avait jamais osé parler de son goût pour la danse et il dansait pour lui, tout seul, dans sa chambre à porte close.
Quelques jours plus tard, il accepta de danser devant quelques-uns de nos amis qui furent à leur tour tous saisis par la fantaisie et la richesse de ses interprétations.
Depuis ce jour, il fut un autre homme à la maison. Il se joignit à notre vie de famille, il devint beaucoup plus ouvert, il s'épanouit, il prit confiance en lui. Il me dit un jour: «Je n'oublierai jamais que vous m'avez dit que j'avais du talent ». Ainsi il n'était plus à ses yeux une petite personnalité insignifiante, indigne de tout intérêt, le dernier venu d'une famille nombreuse écrasante de supériorité. Il savait maintenant qu'il était « quelqu'un » au même titre qu'un autre, et que ce « quelqu'un » avait sa place marquée dans le monde, comme les autres, et qu'il devait travailler et lutter pour faire de sa vie quelque chose de beau, sous quelque forme que ce soit.
Il nous quitta quelque temps après ; il était désormais un ami pour nous.
Nous apprîmes plus tard qu'il était devenu un professionnel de la danse, après différents avatars où il avait même failli perdre la vie. Je ne dis pas que tout le monde doive devenir un danseur, mais je crois que, pour lui, c'est son moyen d'expression, la forme qu'il peut donner à sa pensée et à ses idées, la porte par laquelle son âme s'évade de sa prison de chair et exprime sa vie profonde.
Il revint nous voir il y a quelques mois ; il était en tournée professionnelle en Europe avant de gagner l'Amérique.
Il avait ouvert ses ailes; elles étaient grandes et le portaient loin, et je songeais au garçon timide et effacé que nous avions connu jadis, qu'un peu de confiance et de compréhension avaient mis en route.
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