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Silhouettes
J'étais allée ce jour-là chercher mon petit garçon à l'école. L'après midi était chaude et belle. Je partis de bonne heure avec mon ouvrage et mon pliant. Il y avait près de l'école un square où je pouvais m'arrêter et prendre l'air. Je m'y installai, contente d'avoir pris mon siège car tous les bancs étaient occupés. Tout un petit monde de mamans et de bébés se pressait là en effet. Le quartier étant plutôt ouvrier, le public n'y était pas des plus élégants. Ce n'étaient pas les Tuileries. Il n'y avait pas là de superbes nourrices à rubans larges tombant jusqu'aux talons, ni de belles dames en toilette, ni de bébés en baptiste brodée et en capote «empire». Mais des ouvrières en cheveux, en tablier propre et fort avenantes à voir cependant pour la plupart, parées d'un rien, un bout de ruban, un col frais, que sais-je ? Les poupons aussi étaient gracieux à croquer avec leurs robes de percale claire, leurs minois éveillés et leurs têtes blondes dans lesquelles le soleil mettait des reflets dorés.
J'observai mon entourage avec sympathie. J'aime la femme du peuple si digne d'intérêt et de respect. J'aime sa vaillance, son courage que rien n'abat. J'en ai connu plus d'une, morte à la peine, travaillant jour et nuit pour faire honneur à ses affaires, ne laisser manquer de rien sa nichée. J'en ai connu d'autres, victimes de la paresse, la débauche, la brutalité du mari. Des héroïnes, des martyres dont le dévouement obscur, la souffrance resteront toujours ignorés.
Assez sociable par nature et par conviction, j'avais placé mon pliant près d'un banc. J'espérais avoir ainsi l'occasion de lier conversation avec quelqu'une de mes voisines. La plus proche était une jeune femme qui tenait un nouveau-né endormi sur son bras. J'admirais son air de grande jeunesse et le regard ravi avec lequel elle contemplait son poupon. Elle était, on le sentait, dans toute l'extase de sa maternité nouvelle. Je souris en songeant à mes propres ravissements d'autrefois devant mon premier-né. Le hasard voulut qu'à ce moment elle leva les yeux et rencontra mon sourire. Elle sourit aussi; j'approchai mon siège de son banc et nous causâmes aussitôt comme des amies.
Naturellement le bébé fit les frais de la conversation. Il avait quatre mois, bonne santé, bon caractère. - Vous allez voir comme il rit bien. Le voilà qui se réveille.
L'enfant s'agitait en effet, ouvrait en clignotant à la pleine lumière de grands yeux étonnés, éblouis. Il était réellement fort joli, ce poupon, et je comprenais l'orgueil de sa jeune maman. Ce que je compris moins par exemple ce fut l'avalanche de baisers et de caresses dont le pauvre innocent fut aussitôt la victime. A demi étouffé, le nouveau-né se débattait en vain.
- Oh! le méchant qui ne veut pas faire risette à sa mère, s'écria alors ingénûment la jeune femme.
Et changeant à l'instant de tactique, elle se mit à le chatouiller ferme pour le forcer à la gaieté.
Le rire provoqué ainsi est un rire nerveux et malsain, douloureux comme un sanglot. Cela me fit mal de voir le pauvre petit être en proie à ce rire forcé:
- Je vous en prie, cessez ce jeu cruel. C'est aux dépens de sa santé que vous excitez ainsi votre enfant.
La jeune femme me regarda étonnée, mais non formalisée, comme je le craignais. Elle était de ces rares personnes qui ne se vexent pas d'un bon avis et qui ne demandent qu'à s'instruire. Elle écouta mes explications avec une déférence qui me toucha.
- Je ne savais pas... dit-elle. Toutes les mères que je connais en font autant.
- C'est bien regrettable. Il faut beaucoup de calme à la première enfance. Un docteur vous le dirait comme moi.
Cependant, rasséréné, bébé gazouillait et riait pour de bon cette fois au ciel bleu et aux marronniers en fleurs. Il avait l'air parfaitement satisfait. Et je m'étonnai de voir la jeune mère dégrafer précipitament son corsage.
- Il doit avoir soif. Il y a bien une heure qu'il n'a pas bu.
- Une heure ? ce n'est as beaucoup. Il faut deux heures entre chaque tétée. On a dû vous le dire.
- Oh! oui, mais je lui donne plus souvent. Je suis bonne nourrice. Alors, voyez-vous, il en profite.
- Mais ce n'est pas bon pour son petit estomac. Il faut un régime très régulier à ces tout petits.
- C'est bien ce que me dit mon mari. Il est plus savant que moi, ajouta-t-elle avec une sorte d'orgueil naïf et charmant. Bien souvent il me gronde sur la manière d'élever le petit et je sens bien qu'il a raison. Ainsi il ne m'a jamais permis de le bercer et de le secouer comme font les autres femmes quand leurs petits crient.
- Il a bien raison. Ces secoussent occasionnent un ébranlement dangereux pour le cerveau si délicat du nouveau-né.
- Et ça leur donne la méningite, conclut triomphalement mon interlocutrice, ravie de montrer un petit bout de science.
Mais je bavarde, ajouta-t-elle, et j'oublie qu'il est temps de rentrer pour m'occuper du souper. Allons, chéri, une risette à Madame et allons-nous en.
Elle s'éloigna toute gracieuse et souriante, la tête de son bébé appuyée sur sa joue.
La place laissée vacante permit aux personnes qui occupaient le reste du banc de se desserrer un peu. Elles étaient quatre, trois femmes et un vieillard venu là, sans doute, pour chauffer ses rhumatismes.
Les trois femmes avaient tout l'air de trois commères. Elles bavardaient, le verbe haut, toutes à la fois, le plus souvent. C'était une de ces conversations vides de sens et d'intérêt dont les racontars des uns et des autres faisaient tout le fond: - Elle a dit que j'avais dit qu'elle avait dit..., etc., etc.
Et moi qui croyais que les propos oiseux étaient l'apanage exclusif des belles dames en mal d'ennui !
Pendant qu'elles devisaient ainsi, leurs mioches, assis par terre, sur un sable douteux, se chamaillaient tantôt pour une balle, tantôt pour une pelle à faire les petits pâtés. Lorsque les revendications devenaient par trop énergiques, une de ces dames se levait, gesticulait, prenait le ciel à témoin de son infortune, et distribuait au petit bonheur quelques bonnes taloches. Après quoi, avec la conscience du devoir accompli, elle revenait prendre sa part d'un entretien plein de charme.
Mes illusions tombaient. Je regrettais ma gentille voisine de tout à l'heure lorsqu'une vieille femme, un enfant sur les bras, s'approcha du banc. Aussitôt on se serra, on lui fit place. Elle s'assit en grommelant un vague remerciement. Je regardai l'enfant. Il avait la mine souffreteuse, l'air vieillot. Il s'agitait sur les genoux de son aïeule, poussait de petits cris aigus et plaintifs.
- Il est malade ? Demandai-je avec sollicitude.
- Il a toujours été comme ça, fit la vieille d'un ton rechigné. Ma fille a voulu le nourrir, mais elle n'est pas forte. Elle est blanchisseuse et dans ce métier faut travailler dur. Si bien que ces jours-ci elle est tombée malade et qu'il a fallu la porter à l'hôpital. Alors c'est moi qui soigne le petit.
Là-dessus elle tira de son cabas un biberon rempli d'un liquide rougeâtre. Je sursautai involontairement.
- Vous ne lui donnez donc pas de lait ?
- Non, dit-elle. Je lui donne du bon vin sucré. Il est sevré de trois jours. Faut bien le soutenir. (1)
Je restai sans voix, abasourdie. Le sentiment du devoir me revint peu à peu cependant et j'essayai de faire comprendre à cette malheureuse le mal qu'elle causait à cet enfant déjà débile. Mais la vieille me jeta un regard de travers, se leva et s'en fut plus loin à la recherche d'une meilleure place, une place à l'abri des conseillers importuns et des critiques fâcheux !
Je quittai bientôt moi-même le square, le coeur lourd comme une pierre. Tant de petites créatures victimes de l'ignorance, la stupidité humaine, tant d'existences, sacrifiées .....
En route, heureusement, je fis une bonne rencontre, deux bonnes rencontres: une amie, un journal. L'amie était une brave mère de famille de ma connaissance, une recrue de notre salle d'évangélisation. Le journal (que cette amie tenait à la main et lisait en marchant) était ce journal même, notre petite feuille: «Aux Mères».
Un journal a sa physionomie et son caractère. Il est quelqu'un. On connaît sa pensée, ses convictions. On est content de le voir et de le rencontrer sur sa route comme un ami. Je saluai donc Madame F. et son journal comme de vieilles connaissances.
- Vous êtes abonnée à «Aux Mères» ? demandai-je à Madame F.
- Non, me dit-elle, mais à la réunion de Madame Dalencourt, dont je sors en ce moment, on me le fait passer. J'aime à le lire. J'y trouve de bonnes instructions.
Madame F. allait chercher deux de ses enfants à l'école. Celle de mon petit Jean. Nous fîmes le chemin ensemble.
- Il faut que je vous dise, me dit Madame F., dont le visage rayonnait. Il y a du nouveau chez nous: mon mari a signé un engagement de tempérance et depuis huit jours il n'a pas bu. Le Seigneur m'exauce. Et croyez-vous, Il s'est servi de ma petite dernière pour décider le père. Cette petite, avec ses manières caressantes, le retourne comme un gant. Quand elle lui serre ses petits bras autour du cou en lui disant: reste avec moi, mon papa, il ne veut plus s'en aller au cabaret. Et moi qui me désespérais de le voir arriver. J'avais déjà quatre enfants, voyez-vous, et tant de peine à nouer mes deux bouts, avec mon mari si peu raisonnable. Enfin maintenant tout ira bien. Mon mari va aux réunions, il paraît touché. Les enfants lui font plaisir. Je leur ai appris à le respecter et à l'aimer, malgré tout. Et puis les deux aînés gagnent déjà leur vie et cela met un peu de bien être à la maison. Je m'ingénie à rendre notre logis agréable. Nous n'avons jamais été si heureux.
- Dieu soit béni, lui répondis-je tout émue. Ayez foi en Lui. Il est toujours le même: le Grand Libérateur.
Nous étions arrivées à l'école et les enfants en sortaient déjà, contents et pressés. Ayant recouvré chacune nos mioches respectifs, nous nous séparâmes. Madame F. et moi, après une chaude poignée de mains.
(1) Absolument authentique. Mot pour mot.
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