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L'adolescent, cet incompris
Jacques croit être le plus malheureux garçon du monde...
M. Besson est rentré, ce soir, bien fatigué, de son bureau. Décidément, son chef de service est impossible. Deux heures durant sur ce dossier qui... Ah ! non, ça suffit comme ça, pense M. Besson, en quittant son pardessus. Ah ! s'il pouvait, quitter aussi facilement ses préoccupations ! Mais c'est d'un air assez distrait qu'il souhaite le bonsoir aux siens, prend un journal dans sa poche et s'installe dans un fauteuil de la salle à manger. Soudain, il se ravise:
- Jacques, va me chercher mes pantoufles!
Dans un coin de la pièce, Jacques, accoudé à la petite table, devant ses cahiers, mordille rêveusement son porte-plume. A quoi pense-t-il ? A-t-il seulement entendu ?
- Jacques !
- Oui, dit-il en se levant. Je ne peux jamais travailler en paix !
Deux minutes après, Jacques réapparaît. Les deux pantoufles dessinent dans l'air une trajectoire et viennent aboutir, l'une aux pieds du fauteuil, l'autre, malencontreuse, en plein milieu du journal déployé.
- Non mais Jacques, tu ne pourrais pas être poli avec ton père ?
Mais Jacques est déjà sorti de la pièce. Il se heurte à sa mère qui demande: «Qu'y a-t-il?» Sans répondre, il va se réfugier dans sa chambre. Il se jette sur son lit et, très malheureux, se met à sangloter.
Il ne veut plus être commandé comme un gosse.
... Tout son être se raidit en effet devant cet ordre. En vérité, il n'est pas tout à fait dupe de son personnage et sent bien qu'il est ridicule de faire un drame pour si peu de chose: il est donc porté, ballotté, malgré lui par des sentiments stupides; il ne sait résister à la moindre saute d'humeur: et cela l'humilie, gonfle sa poitrine et le fait rager de plus belle. Certes, il n'est plus un gosse et «on» le traite en gosse tout le temps. Car il n'y a pas que les pantouffles: il y a l'argent de poche qu'on lui contrôle, le cinéma qu'on lui refuse, il y a tout. Il est malheureux, le plus malheureux garçon du monde...
... Certes, le refus d'obéir, la mauvaise grâce à rendre service, manifestent un besoin intime d'indépendance.
Et celui-ci est d'autant plus impérieux que rien ne change pour l'enfant qui continue ses études, par exemple. Le climat de la maison, de l'école, est toujours le même: d'où ses révoltes impulsives à propos de tout et de rien qui surprennent l'entourage. (Le jeune adolescent qui entre en apprentissage exerce son activité dans un milieu nouveau et, de ce fait, est considéré diffèremment par ses proches. Sa crise d'indépendance se manifeste autrement.)
Cette impulsivité de l'adolescent suppose une tension nerveuse qui a besoin de se décharger de temps en temps (tension nerveuse qui s'explique par le déséquilibre physiologique du garçon ou de la fille qui grandit). Mais il y a aussi, parallèlement, une tension affective, consécutive à la redécouverte que l'adolescent fait de son milieu familial. Ses parents, jusqu'ici étaient des personnages incontestés; en s'opposant à eux pour se poser lui-même, voici qu'il les voit avec des yeux neufs, impitoyables. Jacques remarque que son père est chauve et que la mèche qu'il ramène obstinément sur son crâne est ridicule; il découvre que sa situation sociale est médiocre; il s'aperçoit que sa mère n'est pas jolie. Ne croyez surtout pas que Jacques n'aime plus ses parents; au contraire, toutes ces découvertes - pourtant objectives - qu'il fait à leur égard, le remplissent d'une honte secrète.
L'enfant est terriblement seul.
Il aime ses parents, il vous aime, croyez-le bien. Mais il faut bien, pour devenir autonome, qu'il se détache d'eux. Les regards neufs que l'adolescent porte sur ses parents, sur les adultes, lui font sentir que son amour d'enfant est un vêtement trop petit. Ce vêtement doit se transformer. Il est gauche moralement, de même qu'il l'est physiquement, avec ses membres trop longs. Il est timide. Jacques voudrait, ce soir, demander pardon à son père qui écrit sous la lampe. Il le regarde à la dérobée, cet homme qui va passer une partie de la nuit, il le sait, sur des papiers pleins de chiffres. M. Besson fait de la comptabilité, en plus de son travail, pour mettre du beurre sur le pain de Jacques. Et cela il l'a toujours, fait, mais Jacques le découvre ce soir, dans le silence de la veillée. Maman raccommode. Mais Jacques regarde son père. Il n'y avait jamais pensé: cela fait, depuis le temps, des nuits de chiffres ! Et à cet homme rompu, au veston râpé (Bah! pour le travail, c'est encore suffisant !) à son père, qui s'use pour lui, il lui a tout à l'heure, envoyé ses pantoufles à la figure ! Les yeux de Jacques se brouillent. Il met sa main devant ses yeux comme pour se protéger de la lumière. Il avale sa salive avec peine. Il ne peut rien dire. Quelle maladie de pleurer à tout instant! On ne comprendrait pas qu'il pleure. Et puis demander pardon, c'est facile ! Mais pourquoi a-t-il jeté les pantoufles?... Pourquoi? Il ne se comprend pas lui-même. Il est seul.
Terriblement seul.
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