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(1993)
Jouer
pour grandir
Dis-moi
comment tu as joué, je te dirai qui tu es. Le jeu fait grandir
les enfants et sociabilise les adultes. Il est un pont entre la
réalité et notre imaginaire.
Tout le développement de lindividu passe par des phases
de jeu qui correspondent à des apprentissages indispensables
de lexistence. Par exemple, le droit à lerreur
et lexpérience de léchec. Lorsquon
est confronté à léchec, on a deux possibilités:
soit on renonce à sa tentative, soit on rit parce quon
est capable dun recul ludique par rapport à sa propre
situation. Si on rit, on est capable de recommencer. Le jeu est
révélateur de la capacité dadaptation
dune personne.
Quand un enfant joue au docteur ou quil manipule des monstres,
il apprend à surmonter ses craintes, sadaptant à
la réalité par le biais du jeu. Cest un processus
semblable à celui du rêve, lorsque nous transformons
en images les choses qui nous préoccupent. Le jeu est une
adaptation au monde du possible. Il est toujours symbolique. Certaines
activités ludiques existent depuis laube des temps,
comme les jeux de construction. Autrefois lenfant entassait
des pierres ou des bouts de bois comme aujourdhui il empile
des Lego. Que fait-il? Il simule la construction de sa maison. Il
représente le foyer, la sécurité et se prépare
inconsciemment à faire son nid plus tard.
Dominer
ses angoisses
Le psychanalyste Bruno Bettelheim a consacré une partie importante
de son oeuvre à la signification du jeu dans laventure
humaine. Il rappelle notamment que jusquà une date
récente les adultes comprenaient instinctivement le jeu des
enfants et sy livraient eux-mêmes avec plaisir.
Par exemple le jeu de colin-maillard, qui a longtemps constitué
un divertissement très apprécié, quel que soit
lâge des participants. Cité pour la première
fois il y a six cents ans, ce jeu a été évoqué
plus tard par Shakespeare dans «Hamlet», ainsi que par
Dickens et Rabelais. La peur du noir est la plus ancienne des terreurs
éprouvées par lhomme et les enfants sont angoissés
à lidée quils pourraient se perdre dans
le noir. Des jeux comme colin-maillard reproduisent cette expérience
dune manière plaisante et permettent à lenfant
de sentir quil peut dominer langoisse de lobscurité.
Ce que lenfant apprend de plus important par le jeu cest
que, lorsquil perd, le monde ne cesse pas dexister.
Sil perd une partie, il pourra gagner la suivante. Mais pour
quil puisse apprendre cela, ses parents doivent insister sur
le plaisir du jeu et lui faire comprendre que le fait de perdre
ne constitue pas une infériorité personnelle, de même
que le fait de gagner nindique pas une supériorité.
Autre valeur des activités ludiques: le plaisir quelles
procurent au corps et à lesprit. Le jeu partagé,
précise Bettelheim, donne une des grandes satisfactions de
la vie: celle de bien fonctionner avec autrui.
Sadapter
à la réalité
Un aspect non négligeable de lapprentissage lié
au jeu est la possibilité dessayer de mettre en scène
ses fantasmes... Elle oblige lenfant à accepter ou
à fixer lui-même des limites. Il peut jouer à
être un roi, à condition que ses camarades de jeu acceptent
de faire semblant eux aussi. Et ces derniers naccepteront
que si le roi ne se conduit pas en despote tyrannique!
Le jeu est une tentative dappréhender le monde des
adultes. Un gosse joue à lépicier, à
la poupée, à conduire une voiture, à imiter
ses parents. Mais lenjeu est plus important: il sagit
de concilier le monde imaginaire et le monde réel. Ainsi,
lorsquil construit une tour avec des cubes de bois avant de
la démolir, lenfant nest pas simplement victime
de pulsions destructrices. En construisant son édifice, il
a dû sincliner devant les limites imposées à
son imagination par la nature des matériaux et les lois de
léquilibre. Cest en raison de sa révolte
contre ces restrictions qui lempêchent de matérialiser
la tour de ses rêves que le gosse renverse les plots: une
manière de réaffirmer sa domination sur un monde qui
ne veut pas se laisser faire.
En imagination, il peut décider dêtre tout-puissant.
Mais sil souhaite affirmer sa maîtrise sur son environnement
réel, le voici obligé daccepter un compromis
entre son désir et la réalité.
La
thérapie par le jeu
Le jeu est le monde naturel de lenfant. Le comportement ludique
peut refléter ses désirs et ses joies, mais aussi
ses préoccupations ou des tensions inconscientes. Une manière
douce pour le thérapeute dentrer en communication avec
linconscient des enfants. Cette méthode présente
lavantage, nétant pas fondée exclusivement
sur la parole comme lanalyse traditionnelle, de laisser lenfant
choisir son mode dexpression: jeux de rôle à
laide de petites figurines, construction, dessin, théâtre
de marionnettes, jeux de société.
A travers lobjet, un enfant peut aussi développer des
aspects de sa personnalité qui sont encore en veilleuse.
Ainsi la figurine sera capable de faire des choses que lui nest
pas encore en mesure de réaliser. A travers elle, il anticipe
son développement. Quand un enfant joue avec la maison de
poupée, il reproduit des images familiales qui sont loccasion
pour lui de représenter des situations vécues, dexprimer
ses propres sentiments.
Tous les jeux ont une signification symbolique. Même le Mikado,
jeu dadresse par excellence, est intéressant. Quest-ce
quon y apprend? A déplacer des choses délicates
sans que tout soit détruit. On retire ces fines baguettes
dun savant enchevêtrement... un peu comme si on retirait
de notre psyché des éléments fragiles, un par
un, sans que le reste sécroule. En jouant au Mikado,
lenfant nexerce pas seulement son développement
cognitif, mais également son développement psychique.
Le
respect des règles
Eminent spécialiste du développement de lenfant,
le psychologue Jean Piaget a montré combien il est capital
pour la socialisation de lenfant dapprendre la règle
du jeu. Entre un enfant qui joue seul à la balle et deux
enfants qui samusent ensemble avec la même balle, il
existe une différence de taille. Un gosse qui se distrait
tout seul peut le faire selon sa fantaisie. Mais deux bambins sont
obligés, pour que le jeu se poursuive, de se mettre daccord
sur les règles à respecter.
Sans règle du jeu il nest pas de jeu de société.
Avec leurs partenaires qui deviennent également des adversaires,
les petits sinitient à la maîtrise des tendances
agressives. Impossible dy arriver du jour au lendemain. Cest
le fruit dune longue évolution, permettant de comprendre
que les règles nont pas une signification abstraite,
mais quelles sont la condition même pour que lactivité
se poursuive dans de bonnes conditions. Une leçon de démocratie,
en quelque sorte.
Les règles du jeu peuvent être modifiées, à
condition que les participants soient daccord. En observant
des enfants, on constate quil passent un temps fou à
choisir le jeu qui les occupera, puis à en discuter longuement
les règles avant den distribuer les rôles. Au
point quil ne leur reste plus beaucoup de temps pour le jeu
proprement dit. Mais ils se seront perfectionnés dans lart
du consensus.
Marlyse Tschui «Femina»
Extraits choisis par C.W.
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