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(1995)
Récit
pour la veillée de Noël:
Celui qui est assis sur le trône dit: «Le premier
monde
a disparu! Voici: Je fais toutes choses nouvelles.»
Apocalypse 21/5
Le
phare
Léglise
des Saintes-Maries-de-la-Mer imposait sa masse sombre aux blanches
façades des maisons. On aurait dit un trône élevant
vers les hauteurs son dais fortifié. Et lombre crénelée
de la tour, prolongeant lobscurité naissante, semblait
contenir une force souterraine surgie des noires profondeurs de
lhorizon.
Sur la place lanimation avait cessé. Le docteur Manuel
lemprunta en longeant les bas-côtés de léglise.
Il remarqua la lueur vacillante des cierges qui déjà
filtrait de létroit renfoncement des fenêtres.
«Les prêtres commencent leurs préparatifs dillusionnistes»
murmura-t-il ironiquement. Sa démarche décidée,
à peine appesantie par lembonpoint, trahissait un caractère
trempé.
- Bon Noël, docteur, que la sainte Vierge vous protège...
- Ah bonsoir madame Servier! Prenez bien soin de votre santé...
Il porta la main au large bord de son chapeau et un sourire amusé
détendit les traits joviaux de son visage: depuis le temps
que mes patientes cherchent à me convertir! Sans faire mine
de sarrêter, il enfila la ruelle qui mène à
létang des Launes. Il pouvait deviner au loin le toit
de la maison du gardian quil sétait agréablement
aménagée au cours des ans.
Du delta se levaient des odeurs marines de boue et de poisson. Odeurs
mêlées de vie et de mort, de naissance et de pourriture
- étranges effluves de linvisible. Il marqua un temps
darrêt pour simprégner des secrets de la
nuit. Il aimait ce pays minéral et aquatique, cette terre
de poussière et deau, ce sol craquelé par limmobilité
solaire du temps. Il aimait les habitants de ce pays. Ils étaient
rudes et sauvages. Comme lui. Habités de cette énergie
instinctive et animale que jamais lencens des processions
ne dompterait totalement. Sil était venu sinstaller
ici, cétait en raison de cette proximité âpre
et féroce avec la nature, pour participer à sa lente
chaîne de transformations, à cette roue infinie de
la vie chargée de cris et de sang sous les limons accumulés
du fleuve, sans commencement, sans fin. Léternité,
pensa-t-il, se confond avec cette aveugle et incessante métamorphose
des forces primitives. Le reste nest que fables et balivernes...
Il reprit sa marche. De loin il distingua quelquun qui lattendait
devant sa porte. Il reconnut la vieille Sarah, la gardienne de phare
que tout le monde surnommait «la pharaonne»! Blottie
dans son châle de laine écrue, elle était visiblement
en proie à une grande anxiété.
- Votre mari nest-ce pas? senquit le docteur.
- Il a eu une crise terrible. Je lui ai donné ses gouttes,
son pouls a repris un rythme plus régulier. Mais je sens
bien que quelque chose ne va pas. Jai profité de la
camionnette des salines pour venir vous chercher...
- Alors ne perdons pas de temps, ma voiture est derrière
la maison.
Le chemin de la digue nest pas asphalté jusquau
phare de la Gacholle. Son long ruban se fraie un passage entre les
îlots sablonneux de la lagune. Tout autour létang
de Vacarès creuse ses pertuis vers la mer, tandis que celle-ci
remue ses abîmes pour venir ronger les sables protecteurs.
Il convient de rouler prudemment sur cette route suspendue entre
ciel et chaos. «Le monde pourrait s'engloutir d'un coup dans
ce paysage lunaire» s'inquiéta le docteur Manuel en
veillant à éviter les fondrières. Il se tourna
vers sa passagère.
- Vous ne dites rien?
Elle ne répondit pas tout de suite. Son regard était
comme renversé vers lintérieur, à la
fois triste et intense.
- Je me demandais pourquoi Il est venu...
- Qui?
- Té, le Bon Dieu pardi! Vous pouvez me dire ce qui a changé
depuis le premier Noël? Rien. Les hommes ont continué
à se massacrer et à souffrir. Ma vie durant jai
peiné à la tâche. Nous avons perdu un fils en
Algérie. La maladie a emporté ma petite Carole. Et
maintenant mon mari...
Elle ravala un sanglot. La révolte conférait à
son profil régulier une beauté grave que nentamait
plus le pli des rides. Cette dignité toucha le médecin.
Mais que dire? Le théâtre de la nature est à
base de cruauté et de violence. Notre solitude sy insère
comme un maillon dans la chaîne cosmique. Souffrance et mort,
quoi quon en dise, nont ni début, ni achèvement...
Il prit le parti de ne point répondre.
La voiture progressait lentement dans la nuit, creusant sa tranchée
de lumière. Soudain la femme pâlit:
- Le phare!
- Quoi le phare?
- Il néclaire plus! Oh il est arrivé quelque
chose...
Effectivement, droit devant eux, le phare de la Gacholle se dressait
éteint et immobile, tel un minaret désaffecté.
Ils roulèrent sans un mot jusquà lui. Lorsque
le moteur séteignit, un calme inhabituel régnait.
Lapaisement donnait du volume à lombre. Létendue
marécageuse prenait un aspect irréel. Son miroir lisse
et nu, tacheté seulement par lenchevêtrement
des épaves végétales, semblait absorber le
ciel et silluminer de lintérieur comme un paysage
qui prendrait sa source du dedans. Plus un frôlement daile
parmi les joncs, à peine le frissonnement dun souffle
entre les touffes deuphorbes. La surface des choses semblait
à deux doigts de basculer sur un autre versant.
Ils se précipitèrent à lintérieur
du phare.
- Louis, Louis...!
Lhabitation du rez-de-chaussée était déserte.
Une porte entrebâillée leur désigna lescalier
en spirale qui montait à la tour. Sur la plate-forme supérieure,
ils découvrirent Louis étendu parmi les instruments
dobservation. La femme poussa un cri avant de constater quil
respirait encore, paisiblement même, sans à-coup.
- Faites quelque chose docteur!
- Il sen sortira, ce nest quun malaise.
Et tandis quil lui prodiguait ses soins, Louis rouvrit les
yeux. Son visage buriné rencontra celui de sa femme. Une
luminescence inconnue éclaira sa peau tannée par le
soleil. Et dans un souffle, il se mit à parler:
- Il y a un envers de la terre, un autre ciel... Je les ai vus...
en rêve...
- Quest-ce quil dit?
- Quand le disjoncteur sest déclenché, jai
voulu monter pour rétablir le courant. Leffort a été
trop grand, je me suis évanoui. Alors cest comme si
javais avalé la lumière du phare. Je me suis
senti emporté jusquau trône de Dieu. Je luttais.
Je me croyais mort et je voulais une rémission. Jeus
lidée saugrenue de demander à revoir une dernière
fois toute ma vie. Soit! clama la Voix. Et je me retrouvai sur la
plage qui borde le golfe, longeant une mer dhuile sur lécran
de laquelle se projetait au fur et à mesure que javançais,
tous les événements antérieurs de mon existence.
Cela allait très vite. Mais ce qui mintriguait cest
que je nétais pas seul. A côté de mes
empreintes, sur le sable, simprimaient deux autres traces
de pas. Je compris peu à peu que cétaient celles
de Dieu. Toutefois, lorsque je revivais nos moments les plus pénibles,
nos deuils, nos difficultés, il ny avait plus que deux
empreintes. Et dans mon rêve je pensais: pourquoi Dieu ma-t-Il
abandonné dans tous ces instants de souffrance? Détrompe-toi,
annonça la Voix, dans tes moments dépreuve la
trace nest point celle de tes pas mais celle des miens, car
dans ces moments-là Je te portais dans mes bras, comme un
agneau, comme un enfant... Vous comprenez maintenant?
Il se tut. Dans le regard à son tour lumineux de la vieille
Sarah, cétait comme un enfantement. «Cest
pour ça quIl est venu» lâcha-t-elle dans
un soupir entendu à ladresse du médecin. Emprunté,
ce dernier ne releva pas lallusion. Mais tout en rangeant
sa trousse, il lui vint une réplique:
- Peut-être votre Dieu na-t-il que nos mains de solidarité
pour nous porter dans ce monde sans pitié...
Ils aidèrent Louis à regagner sa chambre. Le docteur
Manuel avait maintenant terminé sa consultation. Il prit
congé. Louis lui tendit une main reconnaissante.
- Merci docteur Emmanuel!
Le lapsus navait pas échappé au médecin
qui en sourit intérieurement. Mais - est-ce les événements
peu ordinaires de cette soirée qui lavaient bousculé?
- il était moins certain, en quittant le phare de la Gacholle,
du bien-fondé des apparences.
Marc
Faessler
extrait de «Il était une foi...» éd. Labor
& Fides
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