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(1997)
Le
clin d’oeil
Il
y a bien longtemps, en refaisant la grande maison au milieu du village,
les ouvriers avaient trouvé une caisse pleine de débris.
- Foutez-moi ça à la poubelle! avait dit quelqu’un.
- Non, avait dit le propriétaire, on ne sait jamais.
Un beau jour d’été, 30 ans après, la femme
du propriétaire trouva la caisse au fond du garage et elle
se mit à rassembler les morceaux, les uns après les
autres. Peu à peu, elle vit se former une ravissante statue
de sirène! La figure était complètement rongée,
le nez cassé, un bras manquait et l’autre tenait une
vasque, les seins magnifiques étaient intacts. Quant à
la queue, elle était en mille morceaux.
Elle a remis les pièces dans le carton et comme souvent dans
pareil cas, elle a pensé qu’on s’occuperait de
«ça» une autre fois! Et voilà, la petite
statue qui va redormir dans sa caisse pour plus de 10 ans!
Cet été, la propriétaire entendit parler d’un
tailleur de pierre au chômage, et elle le fit venir. Vous
auriez dû voir le bonheur de ce jeune homme, découvrant
les débris les uns après les autres, touchant la tête,
caressant les seins intacts, reconstituant les débris de
la queue et commentant tous ses mouvements: «Le nez, je ne
pourrai rien faire... la tête, elle est malade de la maladie
de la pierre, je pourrai la poncer un peu... le bras manquant, je
vais essayer de trouver une pierre, etc.».
Il roula tous les morceaux dans une couverture, et en route pour
la France voisine! Avec amour et acharnement, il reconstitua jour
après jour la petite statue, collant, limant, taillant la
pierre, comme seuls savent le faire les artisans qui aiment leur
travail et, en surprise, pendant l’absence des propriétaires,
il vint installer la sirène chez elle, au milieu de la cour
de la grande maison!
Dans le village, les langues se délièrent bon train.
- C’est quoi ce machin?
- Pourquoi ils ont mis cela?
- Ça ne va pas du tout avec le style de la maison!
- C’est kitsch!
- C’est choquant pour les enfants... ces seins provoquants!
Le mot de la fin fut une exclamation:
- Mais voyons, c’est un clin d’oeil!
Et moi, sous cape, je ris...
Le clin d’oeil a mis du piquant dans ma vie. Tous les jours,
elle m’accompagne, me regarde dans mes allées et venues.
Elle reste belle, droite et impassible, tenant sa vasque des deux
bras, malgré le froid. Le soir, quand je ferme les volets,
elle me fait un clin d’oeil:
- Bonne nuit!
- Bonne nuit petite sirène!
Aujourd’hui les feuilles des arbres sont tombées. Il
y en a une sur la vasque, toute rabougrie. Le brouillard est épais.
C’est l’hiver. Combien de temps a-t-elle dormi dans sa
caisse? D’où venait-elle? Qui l’a mise dans le
carton? Que de questions sans réponses... et sans importance,
au fond. L’important, c’est la beauté qui est éternelle
et qui, à travers les années, malgré les vicissitudes
et les maladies, a resurgi du passé.
Mon amie, la sirène, droite et belle, regarde devant elle,
imperturbable avec son secret.
Maude
P.S.:
«La beauté se raconte encore moins que le bonheur.»
(Simone de Beauvoir)
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