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(1998)
Des
goûts et des couleurs...
Tout
en sortant sa robe longue de larmoire aux vêtements
rarement utilisés, la mère demande à son aînée
de 18 ans:
- Tu nas pas oublié que nous sommes invités
au mariage de la fille Desjacques?
Allongée par terre sur les trois duvets qui lui servent de
matelas, laînée ne quitte pas son bouquin des
yeux mais répond quand même dun « hou
la la! » significatif. Son nez posté au milieu
du livre, elle dévore son quatrième ouvrage depuis
le début du mois et le moins quon puisse dire, cest
que ses lectures ne sont pas des plus faciles à intégrer.
En effet, des théories philosophiques de lAntiquité
aux thèses sur le développement culturel des civilisations
précolombiennes, en passant par loeuvre complète
de Brecht, le choix éclectique de sa bibliothèque
mépate à chaque fois que, moi la mère,
jy jette un oeil.
- Ça risque dêtre « bourge »,
tu ne crois pas? marmonne linterpellée.
Evidemment! le mariage de la fille Desjacques est prévu dans
le plus cossu des hôtels de la ville et une tenue de soirée
est exigée sur le carton dinvitation.
- Il y aura plein de jeunes de ton âge et la fête promet
dêtre grandiose, argumente la mère en se prévoyant
déjà une séance de torture chez le coiffeur.
Mais au fait, as-tu seulement de quoi répondre à ladite
exigence?
Les yeux passionnés qui lisaient quittent à regret
la page et se tournent lymphatiquement vers moi:
- Tinquiète mman!
Cest ça, arrête de te préoccuper, la mère;
on verra bien samedi prochain.
Et le grand soir arriva.
Le père pingouin refuse darborer un noeud papillon,
trop cest trop.
La mère, agrandie soudain de dix bons centimètres
entre les talons aiguilles et le chignon, entame sa descente périlleuse
vers le garage. Et la Miss? Encore à se pomponner?
- Alors? On y va? sécrie le chef de tribu en agitant
les clés du carrosse familial.
Enfin, la porte de la chambre souvre et laînée
fait son apparition. Et là, la vision qui se présente
« aux vieux » qui attendent en bas, tient
vraiment du film dangoisse. Des collants de grosse laine noire
relient une jupe à carreaux noirs et jaunes à des
bottes qui semblent appartenir au stock de larmée suisse
à laquelle il manquerait des réserves de lacets. Un
peu au-dessus de la jupe, un débardeur orange laisse entrevoir
un T-shirt noir dont le crocodile dorigine sen est allé
nager dans dautres eaux. Un jabot de dentelle, qui visiblement
a vécu plusieurs décennies, et déniché
la semaine dernière aux puces, est accroché au tout
par une épingle double et donne à lensemble,
qui nen demandait pas tant, une touche plutôt baroque.
La mère retient un cri devant le spectacle et saccroche
au radiateur en essayant de faire bonne figure. Un sourire consterné
aux lèvres, elle imagine lentrée de sa Sissi
dans la salle de bal du fameux grand hôtel, et en ressent
comme des sueurs froides.
Le père, quant à lui, exprime à travers ses
sourcils, ô combien navrés, le désarroi de celui
qui est irrémédiablement dépassé par
les événements. Pourtant, ce nest pas faute
davoir essayé, combien de fois on a dû argumenter,
négocier, parlementer avec celle qui, déjà
petite, se laissait si difficilement convaincre par nos critères.
Je présume que cest ça ou rien? Autrement dit,
que notre fille viendra telle quelle ou pas du tout... Bien sûr,
on peut faire semblant de ne pas la connaître, mais si elle
a choisi dassumer, pourquoi pas nous?
Réflexion faite, faut-il rougir des goûts de son enfant?
Ou avoir honte de ses fantaisies? Alors que sous ces attributs vestimentaires
sabrite une âme si riche de curiosité, si avide
de savoir? Laissons donc les aspects superficiels à ceux
qui sy attachent et sachons accorder à nos enfants
le droit à loriginalité.
Jenny
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